Besoin de bonnes lunettes !

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"Change tes lunettes, bon sang. Tu ne l'as pas vu ? " me cria ma femme, après avoir eu une frayeur dans la voiture. Et elle avait bien raison. Je pensais bien voir, mais après une visite chez l'oculiste, j'ai bien dû déchanter. Il me fallait effectivement changer de lunettes. Notre jugement sur le monde, sur nous-mêmes et ceux qui nous entourent dépend d'un regard " juste ".
Mais comment voir " juste " ? Comment se fait-il que ces deux disciples qui avaient côtoyé Jésus pendant des mois, ne le reconnaissent plus ? Et s'ils avaient eux aussi besoin de changer de lunettes ? Si on ne voit pas clair, comment prendre le bon chemin? Nos textes bibliques d'aujourd'hui parlent tous de chemins et nous donnent quelques indications. Il existe des panneaux indicateurs dans la vie, comme on en voit ici autour de Caux : les jaunes, pour les sentiers faciles ou les blancs, rouge et noir pour les chemins plus ardus de la moyenne montagne. Mais même avant de se mettre en route et de suivre les balises, il y a des préconditions à remplir.
Peut-être la première, la plus essentielle, c'est le vouloir, le désir, la volonté. Est-ce que nous pouvons dire comme le psalmiste " je suis tendu vers toi "? " Fais-moi connaître tes chemins, Seigneur; enseigne-moi tes routes. Fais-moi cheminer vers ta vérité", dit-il encore. Pour le psalmiste, il n'est pas question d'attendre passivement, mais de se tenir en position de recherche. Ces paroles trouvent leur écho dans l'expérience du prophète Ésaïe : " Pendant la nuit, vers toi mon âme aspire, mon esprit, au-dedans de moi, te cherche. "

Et Ésaïe nous donne une deuxième précondition : "D'autres maîtres que toi ont dominé sur nous." Quels autres maîtres peuvent nous dominer ? Les grands de ce monde, le G8? L'argent? Le sexe? Lors des journées agitées de mai à Genève j'ai noté un graffiti sur les palissades barricadant les commerces : "Le G8 n'est pas le Seigneur. C'est Jésus le Seigneur." Alors, fions-nous à celui qui est fiable !
Une troisième pré-condition est de respecter les lois de la route, de la circulation. Sont-elles les lois de Dieu ou simplement les lois de la vie, du fonctionnement du monde ? Il y a toujours des limites qu'on ne peut pas franchir impunément. Mais je préfère y voir la loi des conséquences de nos actes, plutôt que les punitions d'un Dieu en colère.
Mais pour revenir aux disciples, en route sur le chemin d'Emmaüs, un premier point primordial c'est qu'ils étaient en mouvement. Ne faut-il pas être en mouvement, se mettre en marche, pour rencontrer l'autre et le Tout Autre?
Ensuite, j'ai envie de souligner un élément de ce récit qui va à l'encontre d'une certaine tradition protestante. Nous insistons volontiers sur l'importance de trouver Dieu tout seul, en silence, dans la tranquillité. Mais nous sommes aussi faits pour la relation, et c'est souvent avec l'autre, à travers l'autre que nous rencontrons l'Autre avec un grand 'A'. Les disciples sont en équipe, à deux, et non pas seuls.
Dans la vie, chacun de nous a des compagnons de route et nous en avons tous besoin : personne ne s'aventure seul sur les chemins de la vie. Je fais de la haute montagne chaque année avec mon frère. Là on ne peut plus marcher côte à côte, mais en cordée, l'un après l'autre, prêt à se secourir. Il y a quelques années je suis tombé dans une crevasse - un pont de neige avait cédé sous mes pieds. Il m'a retenu, il a été mon ange gardien. Et il se trouve que mon ange gardien est agnostique. Cette expérience m'a donné à réfléchir sur les cordes invisibles qui nous lient à nos compagnons de route. Qu'ils soient chrétiens ou non, croyants ou pas.
À Caux, dans cette chapelle dédiée à saint Michel et tous les anges, comment ne pas parler de ces anges en bois sculpté au-dessus nos têtes, et les autres dans les vitraux qui nous entourent ? De ces messagers de Dieu qui font le lien entre ciel et terre, comme dans le vitrail de l'échelle de Jacob derrière vous. Nous n'avons pas toujours les lunettes qu'il faut pour les voir, ces anges qui nous entourent.
Tout en cheminant avec ses amis, Jésus leur donne un enseignement, mais sous forme de dialogue. Il les écoute vraiment, il parle de leurs interrogations, de leurs problèmes. Et il continue sa route. Mais si on le lui demande, il est prêt à rester un temps avec nous. Alors un autre élément riche dans ce récit est la nourriture, la rencontre au repas. Pour les juifs l'accueil du voyageur et le repas jouent un rôle primordial. C'est un rappel de la proximité de notre Dieu, qui vient jusqu'à nous dans les gestes du quotidien, dans le pain et le vin. Un Dieu qui nous invite à table et qui est présent dans chaque convive autour de la table.

Je suis un des deux représentants de notre Église Réformée au sein de la Plateforme interreligieuse de Genève. Est-ce qu'on ne prend pas des risques en allant vers les autres ? Peut-être. Mais " les religions ne sont pas des forteresses à défendre, mais des sources de vie pour le genre humain", comme dit le révérend Wesley Ariarajah, dans son livre Jamais sans mon Voisin. Ancien responsable des relations avec les autres religions au Conseil œcuménique des Églises, il explique son titre. Enfant, dans son Sri Lanka natal, il avait du mal à croire qu'il irait lui au Paradis, alors que ses amis et ses voisins, de bons hindous pratiquants, iraient ailleurs. Il ne voulait pas être séparé d'eux.
Pour moi, notre Dieu n'est pas seulement le dieu des Genevois réformés, ni même des chrétiens. Il aime toute sa création, et toutes ses créatures. J'ai commencé à comprendre que dans la maison de mon père, de notre père, il y a de la place pour tout le monde. A moi de faire de la place dans ma vie, dans mon cœur, dans mon foyer, pour l'autre.
Pourquoi ? Parce ce que quelque chose de l'Esprit de Dieu est déjà présent dans le cœur de l'autre, de tout autre, de l'athée, de l'agnostique, du musulman, de l'hindou, du bouddhiste. Et je vais à la rencontre de l'autre pour découvrir chez lui ce quelque chose de Dieu, pour partager ce que j'ai découvert de l'Esprit de Dieu en moi, et pour que nous l'approfondissions ensemble. Avoir une mission ne veut pas dire essayer de faire d'autrui des pâles copies de moi-même, qui partageraient toutes mes idées et convictions.

Il y a quatre ans maintenant, je suis allé passer une semaine auprès de ma mère à l'hôpital à Londres. Elle se remettait d'une intervention importante. Mais en la quittant, j'étais bien conscient (et elle aussi) que mon 'au revoir' pourrait vouloir dire 'au revoir au ciel'. Après mon retour ici, elle a rechuté, et mon frère est allé auprès d'elle. Il m'a appelé à l'aide, et pendant une semaine extraordinaire et pleine de richesses nous nous sommes relayés jour et nuit à côté de son lit d'hôpital.
La veille de sa mort, mon frère est arrivé à l'hôpital pour passer la nuit auprès d'elle avec une Bible et il nous a lu, à ma mère et moi, ses passages préférés, pendant une vingtaine de minutes. Nous avons beaucoup pleuré. Et c'est encore mon frère qui a planifié et organisé la cérémonie à l'église. Or, rappelez-vous que mon frère se décrit comme agnostique.
Ce n'est que plus tard - par courrier électronique, puisque mon frère habite et travaille aux États-Unis - que j'ai osé lui dire, sur la pointe des pieds, que sans vouloir l'offenser dans sa non-croyance, j'ai vu en lui, l'agnostique, quelque chose du Christ que j'essaie d'aimer et de servir.
Dans le cadre de mon travail à Caux - Initiatives et Changement - j'ai rencontré un Africain, maintenant réfugié, exilé de son pays. C'était le gendre du président, mais suite à un coup d'État, il a passé six ans seul dans une cellule; au début il a été torturé tous les jours. Il se voyait mourir; il a cru qu'il devenait fou. Mais en prison il a fait l'expérience de la présence de Dieu et de la libération intérieure. Les gardes sentaient qu'il leur échappait. Après un nouveau coup d'État il a était libéré. Sa femme s'est évanouie quand elle l'a revu - elle le croyait mort. Il a voulu retrouver le dictateur qui l'avait fait souffrir, pour lui pardonner et il l'a fait ! Pour moi, cette histoire et cet homme respirent l'évangile - mais il est musulman.
Le centre de rencontres de Caux existe depuis plus de cinquante ans pour accompagner les gens de ce monde meurtri sur leurs chemins d'Emmaüs. La conférence actuellement en cours s'intitule : "Le facteur spirituel dans la société sécularisée - Les religions peuvent-elles, ensemble, construire la paix ?"
Une mutation est en train de s'opérer dans nos sociétés : après des siècles souvent marqués par les conflits, la rivalité, la méfiance et l'ignorance, les religions du monde travaillent aujourd'hui côte à côte, pour la paix et le bien commun. Cette transformation, la plupart de ceux qui ne sont pas impliqués dans le dialogue interreligieux ne la remarquent pas. Pourtant, parallèlement, de nombreuses confessions religieuses sont gagnées par l'intransigeance et font face à un extrémisme croissant.
Les croyants peuvent-ils appliquer à leur propre vie cette " règle d'or " que partagent toutes les religions et les philosophies : "Ne fais pas à d'autres ce que tu n'aimerais pas qu'on te fasse ?" La présente conférence à Caux témoigne des initiatives déjà prises par des personnes de foi et de conviction et cherche à souligner le rôle constructif que peuvent jouer les religions dans nos sociétés sécularisées.
Le Grand Rabbin du Commonwealth, Jonathan Sacks, dans un livre récent, La Dignité de la Différence : Comment éviter le choc des civilisations, écrit : "Pour que la vie soit vivable, la vérité sur terre doit être différente de ce qu'elle est au ciel… L'homme tue parce qu'il croit posséder la vérité et qu'il juge ses ennemis dans l'erreur. Dans ce cas, se dit Dieu en jetant la vérité sur terre, je souhaite que les hommes vivent selon une conception différente de la vérité, humaine et par-là consciente de ses limites… Sur terre, la vérité est multiple, partiale. On en trouve des fragments un peu partout. Chaque personne, chaque culture, chaque langue en recèlent un peu - mais personne ne la possède tout entière… La vérité est au ciel; sur terre, il y a des vérités… Dieu est plus grand que la religion ; une foi ne saurait l'appréhender que partiellement. C'est mon Dieu, mais aussi le tien ; il est avec moi, mais aussi avec toi." Et ces paroles, on aurait pu s'y attendre, lui ont valu de sérieux problèmes dans sa propre communauté. C'est souvent le sort réservé à ceux qui essaient d'ouvrir la voie vers l'autre.
Nous avons besoin de bonnes lunettes pour voir Jésus dans l'autre, là où il est, même chez celui qui ne partage pas ma foi, ma tradition. Ensuite, nous sommes invités à nous remettre en route avec lui, à partir dans le monde avec lui, avec et pour les autres.
Et Jésus disparaît au moment même où ils le voient vraiment… mais il nous laisse sa bénédiction, son pain et son vin. Son esprit.

Amen.

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Détails

Avec la participation de
Orgue
Madeleine Hofmann
Musique
Suzanne Perrin-Goy, flûte