Une mondialisation raisonnée et oecuménique

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Avez-vous volontiers le nez en l'air ? Êtes-vous des chrétiens qui avez le nez en l'air ? Qui préférez attendre et regarder vers Dieu et vers l'espérance - ce qui est honorable -, de peur de vous engager un tant soit peu - ce qui l'est moins…
Peut-être êtes-vous inquiets ? Inquiets de toute l'agitation que provoque le bazar d'Evian. Inquiets parce qu'on en a dit beaucoup de choses, et que ce qui va se passer, on n'en sait rien.
Peut-être êtes-vous fascinés… et un rien amusés par tout ce battage, presque… oui presque las de le voir s'étaler devant vous… ou franchement agacés parce que vous n'en finissez pas de ralentir en voiture…
Inquiets, fascinés et curieux, peut-être déçus et fatigués : bienvenue au Mont des Oliviers ! Sans le savoir, vous partagez l'expérience des disciples de Jésus.
Des disciples impatients qui questionnent leur maître une dernière fois : " Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir les Royaume pour Israël ? " Pour dire : est-ce enfin le moment où tu vas faire le nécessaire pour instaurer un règne de justice, de reconnaissance sociale, politique, pour nous et pour les hommes ? Est-ce maintenant que Dieu va faire régner sa justice en ce monde ? Que faut-il donc pour que cela se passe ? Combien de souffrances ? Quelle masse de malheur pour Dieu se décide enfin d'intervenir ? Jusqu'à quel absurde faut-il aller ? Depuis le temps que nous l'espérons… depuis le temps que nous prions pour cela…
" Vous n'avez pas à connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité… " répond Jésus. Voilà de quoi refroidir les ardeurs les plus enflammées. Douche froide spirituelle. Après cela, que reste-t-il à faire ? On est tenté de dire : rien. Ou bien penser, ne faire que penser. Et parler. Parler et penser. Ne faire que parler d'une pensée qui se nourrit elle-même et parler assez et assez longtemps pour occuper le temps qui passe et finir par ne dire que ce qui motive ce blabla effréné : rien. Après, fatigué, on pourra s'asseoir. Et écouter un autre parler à son tour…

Alors je vous le dis tout net : nous n'avons pas à établir le royaume sur terre par nous-mêmes. A dire vrai, chaque fois que cela a été tenté, les effets ont été désastreux : qu'elles soient de gauche ou de droite, d'inspiration religieuse ou athée, ou simplement laïques, les idéologies qui ont voulu instaurer le bien absolu sur terre ont échoué, souvent au prix d'une violence inouïe. C'est vrai, le besoin de justice traverse l'histoire, mais le bien est devenu totalitaire chaque fois que le système qui le portait se présentait comme une fin de l'histoire, c'est-à-dire comme un système abouti, seul possible, seul souhaitable, seul raisonnable… pour ainsi dire "naturel" : le seul qui allait survivre.
A bien des égards, l'économie libérale actuelle, ou le néolibéralisme, comme on dit, a nettement la tendance à se poser comme une fin de l'histoire : comme un fait en soi, une réalité indépassable, comme un état élaboré de civilisation que rien ne saurait dépasser que lui-même. " Bienheureux sommes-nous ! Vite : convertissons le monde à cette bonne nouvelle ! ".
C'est pourquoi, devant une telle efficacité (à bien des égards mérités), devant la fascination qu'exerce cette réussite, il nous faut être attentifs. Parce que la valeur d'une action (politique) se mesure, non à ses fins, mais aux moyens qu'elle déploie pour atteindre ses objectifs. Veillons à ne pas confondre ce qui offre des résultats apparents avec ce qui doit être : l'efficace n'est pas l'universel.
J'aimerais vous lire une brève citation d'un théologien américain, Harvey Cox : " La pensée courante assigne au Marché une sagesse qui dans le passé n'a appartenu qu'aux dieux. Le marché connaît nos secrets les plus profonds et nos désirs les plus cachés… Le marché offre les bénéfices religieux que requéraient autrefois prières et jeûnes… " Autrement dit : le marché génère sa propre religion.

Notre situation me fait penser à un homme qui conduit une belle voiture, cossue, qui consomme sans modération et qui roule à vive allure. Il n'a pas mis de ceinture de sécurité. Son passager non plus. Que survienne un accident ? Cet homme se dira : 1. Ma voiture est plus lourde, je ressentirai moins le choc ; 2. Mon assurance paiera les dégâts ; 3. De toute façon, j'ai un double airbag…

L'airbag des chrétiens, c'est l'Esprit saint ! Lequel recommande l'usage de la ceinture… de la foi. Lesquels n'empêchent pas de se casser la figure quand même. La transition est malicieuse : elle ouvre à la suite de ce que Jésus dit à ses disciples en les quittant - ses derniers mots : " Vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous. Vous serez alors mes témoins… à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu'aux extrémités de la terre ". Si ce n'est pas de la mondialisation, ça…

Être témoin, c'est être appelé à une responsabilité : là où les disciples voyaient leurs espoirs déçus, ils sont appelés à s'engager : pas à tout faire, ni tout porter, nais à risquer paroles et gestes jusqu'à bout touchant du monde. Tout attendre, car cela dépend de Dieu ; tout engager, car Dieu n'a qu'eux pour le faire. Ce n'est pas le moment de se retirer, mais de risquer un engagement responsable au cœur du monde. Entre relation aux autres et relation à Dieu, entre horizontalité et verticalité, un regard critique sur le monde se nourrit de références, de valeurs. Être témoin du Christ en ce monde, ce n'est pas être en retrait : c'est dire une parole qui désarçonne les prétentions des puissants, qui crie la colère, qui proclame une aspiration… et oser des gestes qui construisent le présent et le fécondent. C'est difficile de construire. Et puis ça prend du temps. Tellement plus facile et rapide de détruire, de casser, de briser, d'exploiter ! Plus facile de profiter, de saccager ! La puissance fascine ; elle n'est que blessures…

Aujourd'hui, nous sommes nombreux, une foule immense, à attendre un monde meilleur, plus juste et plus équitable pour tous. Nous aspirons à un projet de société qui cesse de produire des marges et de disparités qui nous apparaissent scandaleuses.
Contre les simplifications rassurantes, contre les dérives d'opinion, il n'est pas illégitime de penser - pas encore - que les thèmes abordés pendant ce G8 (responsabilité, solidarité, sécurité, démocratie), que ces thèmes traduisent un souci réel de l'état du monde. Il y a, on le sait, les promesses pas tenues, des engagements pas honorés ; il y a des comportements politiques qui viennent hélas entretenir l'ère du soupçon. Mais ce soupçon n'a pas le droit de nous coloniser avec une telle facilité : pourquoi disqualifier d'emblée une prise de conscience pour en faire un écran de fumée ?
La mondialisation est efficace, mais elle n'est pas une fatalité ; le cynisme politique et idéologique non plus, de quelque bord qu'il soit. Le fataliste et le désabusés sont ceux qui se retirent de l'espace de la parole en pensant : à quoi bon ? Ils oublient d'être témoins : ils ne sont que les petits porteurs de leur finitude et de leurs intérêts.
C'est pourquoi, avec d'autres, nous demandons pour les décideurs et les puissants, pour ceux qui ont le pouvoir et pour ceux qui le contestent, et pour nous aussi,, nous demandons de la modestie dans les déclarations et de la grandeur dans les actions.

La mondialisation n'est ni une fatalité à subir, ni une espérance à célébrer : elle est une évolution à maîtriser, à pacifier, à rendre plus juste.
Quel est le rôle des chrétiens dans ce processus ? Certainement pas d'expliquer ou de cautionner les injustices, mais de les combattre ! De contester une conception de l'humain où l'humain n'est bon que quand il est utile, où tout devient marchandise, où tout devrait s'acheter, où la valeur n'est que celle accordée par le marché… Et il faut contester aussi une approche individualiste de la liberté, où ce que je fais ne concernerait que moi…
Notre rôle est aussi de débusquer les fictions qui prétendent offrir le salut, les discours qui englobent, qui se satisfont de religiosité refoulée ou de dualisme à deux balles. Voilà ce que peut dire l'Église, si elle a le courage d'une opinion. Malheur à elle si elle préfère la révérence !

C'est vrai que le christianisme a une longue expérience de la mondialisation : ne sommes-nous pas témoins, par le Christ, jusqu'aux extrémités de la terre ? Si nous osons regarder l'histoire, nous savons (trop bien, hélas !) les limites et les dérives de cette prétention universelle. Mais nous en savons aussi les potentiels, les richesses et les beautés, pour peu que cette expérience aiguise notre intelligence et notre responsabilité. Chaque fois que le christianisme a voulu promouvoir le Bien au point de l'imposer contre ce qu'il définissait comme Mal, il s'est fourvoyé.
Quelle tragédie, quelle injure pour la pensée et pour la foi de voir aujourd'hui des politiciens et des religieux relayer le même discours, aller dans les mêmes impasses en promettant des lendemains plus sûrs, et blesser le monde de la même vanité !
Quelle déception devoir la résistance offerte par la société civile sombrer parfois dans les mêmes travers…
Quelle misère de nous sentir à ce point impuissants devant les événements du monde et les mécanismes complexes de l'économie globalisée. Pourtant des gestes sont à notre portée, fût-ce le soutien modeste mais régulier d'un projet d'aide au développement, de promotion équitable du commerce, de gestion éthique de l'argent, de formation… Les occasions abondent.

Serons-nous des chrétiens nez en l'air, incapables d'être concernés par les blessures du monde ? Retranchés dans une frileuse neutralité : non tout cela ne me concerne pas…
Serons-nous des chrétiens obnubilés par la seule militance, incapables de distance ? Des hyperactifs de la charité ?
Oserons-nous tout investir comme si tout dépendait de nous, et ne rien absolutiser de notre action, car le bien final ne nous appartient pas ? Entre l'idéalisme désincarné et l'activisme désespéré, il y a un monde à transformer que Dieu nous a confié.
L'Ascension célébrée aujourd'hui, c'est l'histoire d'un vide qui nous creuse, d'une absence qui nous pèse, d'une déception surmontée… Il nous appartient de donner de l'épaisseur à notre vie présente, aux relations que nous tissons, aux entreprises dans lesquelles nous nous engageons, aux causes pour lesquelles nous militons.
C'est pourquoi j'aimerais militer pour une mondialisation raisonnée et œcuménique - au sens qu'a ce mot à l'origine : qui concerne toute la terre habitée. Pour que cette terre-là, celle qui nous porte toutes et tous, soit vraiment terre habitable.
La mondialisation libérale célébrée à grand renfort de puissance est un système d'échange économique, certes producteur de richesses, mais devenu largement inégalitaire, parce qu'il a perdu a spiritualité (son projet) et son humanité. Le libéralisme s'est refermé sur lui-même : aurait-il perdu sa liberté ? C'est le paradoxe d'un monde libéralisé où l'on ferme les frontières - nous en savons quelque chose ces jours-ci à Genève !…
Parce que la pensée protestante a paraît-il bien contribué au développement économique, on a même pu dire de la mondialisation qu'elle est un "protestantisme sans Dieu" : elle a perdu le sens d'une responsabilité qui va jusqu'au bout. Voilà un héritage flatteur et bien encombrant ! Il y aurait beaucoup à dire et à nuancer de cette contribution du protestantisme au développement de l'économie de marché : d'autres le feront ; je n'en ai ni le temps ni les moyens.
Mais aujourd'hui, le récit de l'Ascension et les paroles du Christ nous rappellent qu'un système qui oublie, à la fois le sens et les valeurs, et la dignité de l'humain, qu'un tel système se clôt sur lui-même. Quand bien même il réussit aux yeux du monde, il n'a pas d'avenir.

Amen.

Détails

Avec la participation de
et Roland Benz, pasteur
Orgue
Massimo Lunghi, piano
Musique
Equipe de jeunes musiciens (saxo, flûte traversière, guitare électrique)