La multiplication des pains

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Il y a des époques de l'année, ou des occasions particulières, où certains textes bibliques vous viennent spontanément à l'esprit... même s'ils ne figurent pas, à ce moment-là, sur le lectionnaire de votre Eglise... C'est ce qui s'est précisément passé pour moi avec le texte de la multiplication des pains lors de la préparation de ce culte radiodiffusé : je suis encore sous le coup de l'accueil réservé à l'idée de célébrer un culte radiodiffusé à la Chapelle anglicane ce dimanche, non seulement au sein de la minuscule et bien fragile communauté protestante, mais encore par la communauté catholique, qui est entrée dans le jeu dans un esprit parfaitement œcuménique et beaucoup d'enthousiasme, par les habitants occasionnels de cette belle région, par les sociétés locales, en particulier la Cecilia et la Clique des Tambours, sans oublier les autorités communales. La conjonction de toutes ces forces, de toute cette bonne volonté, donne quelque chose qui ressemble de plus en plus à une mi-été, à une fête villageoise qui se prolongera bien au-delà du culte proprement dit. Vous comprenez dès lors pourquoi le thème de la multiplication des pains s'est imposé à mon esprit.
Je dois aussi vous avouer que j'aime beaucoup l'Evangile de Marc ! C'est un Evangile qui se prête admirablement à une réflexion sur l'Eglise et sur nos communautés paroissiales. En effet, il manifeste des sentiments assez ambivalents à l'égard des Apôtres, particulièrement en ce qui concerne leur rôle au sein de l'Eglise primitive.
D'une part, il souligne le compagnonnage intime qu'ils ont vécu tout au long de son ministère terrestre avec celui qui les avait lui-même choisis. Témoins oculaires des signes de sa puissance, et auditoire privilégié de son enseignement, les Douze reçoivent également du Seigneur Jésus, avant même sa résurrection et le don de son Esprit, l'autorité nécessaire pour participer à sa mission. Ainsi Marc leur reconnaît la dignité d'Apôtres, de responsables nourriciers du peuple de Dieu. Mais il n'hésite pas à rapporter également des épisodes qui les présentent sous un jour beaucoup moins glorieux. Soucieux d'affirmer constamment la souveraineté du Christ sur son Eglise, il se méfie en particulier de leur tendance à s'arroger des privilèges: comme les fils de Zébédée, par exemple, qui désiraient siéger l'un à sa droite et l'autre à sa gauche au jour de sa gloire. On va le voir, cette ambivalence est bien présente dans le récit de la Multiplication des Pains que nous venons de relire.

Les douze apôtres viennent de subir leur «baptême du feu» missionnaire. Peu de temps auparavant, ils avaient en effet été envoyés deux par deux par Jésus pour chasser les démons, guérir les malades et appeler les gens à la conversion. Il ne fait pas de doute qu'ils ont été eux-mêmes sidérés - eux qui sortaient somme toute du petit peuple - et enthousiasmés par tout ce qu'ils ont été capables de faire.
Ils sont harcelés par une foule nombreuse, preuve vivante de leurs succès, de la renommée grandissante de leur Maître et, peut-être aussi, du désarroi que les gens éprouvaient après l'exécution de Jean-Baptiste. Ils retrouvent aussi très probablement, ce fameux petit groupe de femmes dont les Evangiles nous apprennent qu'elles accompagnaient constamment Jésus, et qui pourraient bien avoir apporté le petit pique-nique qui jouera plus tard un rôle si important. Marc ne les mentionne pas, c'est vrai ! Mais il oublie aussi de compter les femmes et les enfants mentionnés dans le texte parallèle de Matthieu en plus des cinq mille bénéficiaires du miracle de Jésus.
Plein de sollicitude pour ses disciples fatigués, affamés, mais surtout pressés de lui faire un rapport détaillé sur toutes leurs expériences, Jésus les convie à se retirer avec lui dans un lieu désert pour y vivre un temps de chaleureuse convivialité. Mais la présence tenace et encombrante de la foule va faire barrage au projet de Jésus et de ses disciples. Elle a même grossi pendant qu'ils tentaient de s'en débarrasser en traversant le lac en barque.

Alors Jésus la regarde attentivement, cette foule, et ce qu'il voit est très différent de ce que ses disciples, en pleine phase narcissique, voient. Il voit devant lui un troupeau sans berger. Je ne ferai pas l'injure aux descendantes et aux descendants du «peuple des bergers» de leur rappeler le sort qui attend généralement un «troupeau sans berger» ! La faim le désespoir, la panique, la solitude, le danger et la mort. C’est grave ! Surtout après cette première campagne missionnaire des disciples. Cela signifie que les Douze n'ont pas réellement fait mieux que d'autres bergers traditionnels. Jésus continue à avoir devant les yeux une masse de gens désorientés, désorganisés, malheureux, affamés dans tous les sens du terme. Et ses entrailles se nouent d'émotion.
Il va alors prendre une décision d'une importance considérable pour l'avenir de l'Eglise. Au lieu de poursuivre son projet d'une retraite chaleureuse et réparatrice avec ses amis, il va désormais concentrer son attention pastorale sur cette foule immense et informe qui lui fait face. Il va lui communiquer longuement et soigneusement son enseignement comme il l'avait fait précédemment avec ses disciples. C'est elle, cette foule informe, qui désormais constitue son peuple, et qu'il va nourrir comme le Bon Berger qu'il est, quelles que soient l'origine ethnique et les croyances des individus qui la composent.
Les disciples, eux, commencent à s'agiter. Le discours de Jésus s’éternise. On peut donc comprendre pourquoi les disciples fatigués, affamés et frustrés, se permettent d'interrompre le Maître. Ils lui demandent de renvoyer cette foule qui, elle, continue à l'écouter sans se lasser. De latent qu'il était, le conflit entre Jésus et ses disciples éclate alors au grand jour, à propos de la solution, à leurs yeux irréaliste, qu'il propose au problème qui consiste à nourrir une foule si considérable. Les disciples se mettent alors à manier l'ironie : « Nous faut-il aller acheter pour deux cents deniers de pain et leur donner à manger ? »..., alors que Jésus venait de les envoyer en mission sans un sou en poche ! Ce qu'ils ne comprennent pas, c'est que Jésus a décidé d'incarner, de rendre visible, tangible et même comestible son enseignement : il continuera à nourrir cette multitude sur place, dans ce lieu désert.
Cela signifie-t-il que les disciples sont devenus inutiles, et qu’ils n’ont plus de place dans l'œuvre de salut de Jésus ? Certainement pas ! En dépit de leur grave incompréhension, proche de l'aveuglement spirituel, il les associe au banquet. Il leur assigne même une tâche importante : celle d'organiser cette masse humaine hétéroclite en une communauté ordonnée, une communauté de partage. C'est le sens de ces tablées de cent et de cinquante, qui rappellent l'organisation du peuple de Dieu dans le désert au temps de l'Exode. De plus, c'est à partir de leurs provisions - cinq pains et deux poissons - que le miracle se produira. Il ne reste plus désormais à Jésus qu'à faire ce que tout hôte et père de famille juif avait coutume de faire au début d'un repas... Levant son regard vers le ciel, il prononça la bénédiction : «Tu es béni, Seigneur notre Dieu, Roi de l'Univers, toi qui fais germer du sol le blé dont nous faisons le pain.» Il rompit les pains et il les donnait aux disciples pour qu'ils les offrent aux gens.

J'aimerais souligner deux points importants concernant ce miracle. Tout d'abord, il se produit dans le partage de ce que les disciples avaient de disponible, les cinq pains et les deux poissons. Cela nous amène à nous demander ce que nous, nous avons de disponible : nos forces, nos biens, nos talents ! Ce texte nous conduit donc à faire l'inventaire du disponible que nous pouvons apporter dans l'œuvre de salut de Dieu.
Ensuite il y a cet étonnement devant la généreuse et fastueuse folie du banquet de Jésus. Il n'y en a pas juste assez pour tous. Il reste des corbeilles et des corbeilles de restes. Pas très Suisse, tout ça, ni très protestant... C'est ainsi que l'Eglise y a très rapidement vu une préfiguration de la Croix, qui offense la raison humaine et même celle des disciples. C'est pourquoi aussi le lien avec la Sainte Cène, avec l'eucharistie que nous ne pouvons malheureusement pas encore célébrer ensemble, s'est très vite imposé. On y a vu une anticipation du grand Festin des derniers temps, non pas réservé au cercle des intimes, mais à l'ensemble de l'humanité souffrante.
Une autre piste de réflexion, qui complète bien celles qui viennent d'être mentionnées s'est développée plus récemment. Et si, à la suite des 12, et surtout après avoir écouté le Seigneur, toutes les personnes présentes s'étaient mises à ouvrir leur sac, et à en partager le contenu avec leurs voisines, avec leurs voisins... ! Cela aussi constituerait un miracle qui exprimerait dans les faits le caractère hautement infectieux de la communauté de partage groupée autour de Jésus, et inspirée par son Esprit. C'est exactement ce qui se passera après la première Pentecôte, quelques années plus tard. Il y a tant d'exemples de cette épidémie du partage provoquée par l'Esprit de Jésus tout au long de l'histoire de l'Eglise ! Aujourd'hui encore, le mouvement œcuménique ne représente-t-il pas la même invitation adressée aux gens d'Eglise et, par eux à l'ensemble de la société humaine, à «sortir les pique-niques de leurs cachettes». C'est en tous cas une piste que nous avons voulu suivre à Finhaut aujourd'hui! Nous avons en effet décidé de continuer ensemble la fête après cette célébration, en partageant tous ensemble très concrètement nos pique-niques. Ce sera notre manière à nous de participer avec confiance, et sans esprit de calcul, au grand et festif partage de la famille de Dieu.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Musique
La Cécilienne, les Tambours de Finhaut