Nuit et lumière

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Au commencement, avant la première aube sur le monde, avant que la source de la vie n'ait donné sa première goutte, avant que la première étoile n'ait troué la nuit, tout était tout noir, tout était ténèbres, tout était obscurité, selon les premiers versets de la Genèse. Dieu n'a devant lui que des abîmes de ténèbres qui recouvrent la terre. C'est la nuit la plus infinie, la plus profonde, la plus stérilisante.
Et Dieu, parce qu'il est Dieu, ne se laisse pas impressionner par cette nuit : devant elle, il n'a ni le souffle coupé, ni les bras ballants, ni les jambes paralysées. Au contraire, il se met à l'ouvrage : il entreprend l'œuvre de la Création. Il commence par créer ce qui est l'opposé de la nuit : la lumière. Dans les ténèbres, il fait arriver la lumière. Il y aura ainsi dès lors la nuit et la lumière. Il n'y aura pas que la nuit, il n'y aura pas que la lumière. Même avec la création de la lumière, du jour, la nuit demeure. Il ne fera pas jour 24 heures sur 24 au pays des hommes; il faudra aussi compter avec la nuit. C'est comme ça !
Selon les Ecritures, la pleine lumière permanente sera pour le temps de demain, à l'achèvement ultime de la Création, à la fin des temps, comme le dit l'Apocalypse : «il n'y aura plus de soleil, ni de lune, ni d'étoiles, ni de lampe quand la Présence divine aura anéanti tout ce qui est nuit, tout ce qui nuit à la foi en Dieu, comme à la vie, à l'amour, à la plénitude de l'être, à la communion entre les hommes».

Et voici que chaque année, à pareille époque, l'Eglise par son calendrier, sa liturgie, se rappelle ceci : dans la saison où la nuit gagne toujours plus de terrain, semble tout envahir, on parle de lumière. On veut signifier que cette nuit n'ira pas en grandissant indéfiniment. A Noël, les jours se mettront à grandir. Aujourd'hui, on a allumé une bougie de l'Avent dans nos sanctuaires; puis deux, trois, quatre s'allumeront au gré des dimanches, exprimant par là que plus la nuit grandit, plus on la perce de lumières, plus on veut croire à la lumière.
Et c'est alors au paroxysme de la nuit, que naîtra celui qui est la Lumière, Jésus de Nazareth, Fils de Dieu. Dieu le fait naître non en plein jour, mais dans la nuit. On célèbre l'événement plutôt à minuit qu'à midi, car Jésus est né aux heures où les bergers passaient dans les champs les veilles de la nuit, quand les ténèbres sont telles que l'on remarque mieux une étoile.
Or si Dieu envoie dans ce monde celui qui est La Lumière, c'est bien qu'il pense que le monde est dans la nuit, que l'homme vit avec une part de nuit en lui, autour de lui : c'est pourquoi il leur faudra un Sauveur, un Rédempteur. Pour Dieu, à ce moment de l'histoire, il y a aussi place pour la lumière. Dieu n'abandonne pas l'humanité, l'homme, à leur nuit. Il y envoie son Fils, comme un médecin vient pour les malades. Il n'attend pas le Paradis pour donner son Fils.

Et je me dis, réflexion faite, c'est parce qu'il y a la nuit que l'on apprécie la lumière, les actes de lumière, les hommes et les femmes créateurs de lumière. Etre créateur de lumière est d'autant plus nécessaire qu'il fait plus nuit. C'est parce que notre monde est souvent déshumanisé, sans Dieu, sans cœur et sans âme, qu'il est d'autant plus nécessaire d'y déposer les signes contraires, ceux qui disent Dieu, la vie bonne, l'homme aimé, les signes du Royaume, l'esprit de l'Evangile.
Et même pour les chrétiens, si nous vivions déjà dans le Royaume, comment pourrions-nous manifester Dieu, quel sens, quelle profondeur aurait notre vie si nous nous baignions déjà dans les arcs-en-ciel, à ne mener aucun combat, à n'aider personne, à n'allumer aucune lumière, y auraient-ils encore des lieux, des circonstances pour donner corps et réalité à l'amour, à la foi, pour donner sens à la vie et à la mort ?
Peut-être entrons-nous dans des temps toujours plus difficiles: et si c'était alors pour les chrétiens, comme pour tous les hommes de bonne volonté, pour tout être avec un cœur et une âme, le temps pour défier ces nuits en y allumant nos lumières, en devenant toujours plus créateurs de lumière, comme Dieu à l'origine.
Face à la nuit, vous le savez, il y a deux réactions possibles, selon le proverbe chinois : ou bien tempêter contre la nuit, ou bien allumer une bougie.
Alors, c'est l'appel de l'Evangile à
— ne pas se laisser décourager par toutes les nuits environnantes, ni jouer à l'autruche, ni démissionner.
— mais courageusement et joyeusement continuer de poser des signes de lumière, les intensifier, les multiplier.
Ces signes seront d'autant plus nécessaires que la nuit sera plus épaisse; ils seront d'autant plus visibles, plus précieux que la nuit s'épaissira. C'est ce que Dieu a fait et veut faire encore à travers ceux qui veulent «rendre témoignage à la lumière».

C'est comme cette histoire qui elle aussi remonte à la nuit des temps, dans un monde où l'on dit qu'au commencement, le Créateur fit deux mondes bien distincts et qui devaient petit à petit se mêler. Il y eut le monde du jour et le monde de la nuit. Le Créateur choisit deux hommes dont l'un serait le maître de la nuit et l'autre le maître du jour. Eux deux devaient choisir lequel serait maître du jour, lequel le maître de la nuit. Ce choix fut difficile, impossible, tant l'un et l'autre voulaient être le maître du jour. Le Créateur tira alors au sort et l'un devint maître du jour, l'autre de la nuit. L'un fut content de son sort, l'autre en fut triste.
Par contre, par souci de justice et d'équité, le Créateur remit à chacun, pêle-mêle et en bloc, à part scrupuleusement égale, une même part de toutes choses: mers et montagnes, monts et vallées, chemins et cours d'eau, champs et forêts etc., et donc ainsi à chacun même lot d'étoiles.
Chacun reçut ses étoiles, des multitudes, des myriades d'étoiles, de quoi en remplir mille greniers. Pour mettre de l'ordre et faire une chose après l'autre, le maître du jour logea ses étoiles dans la montagne la plus haute et la plus creuse et le maître de la nuit logea les siennes dans l'abîme le plus profond et le plus creux de son monde.
Puis, chacun organisant son monde se mit à sortir un jour ses étoiles. Mais déception chez le maître du jour : même les étoiles les plus lumineuses, les plus radieuses, les plus étincelantes ne se faisaient pas voir puisqu'il faisait jour. A quoi servait ce travail fatigant : il fallait lever les bras pour les accrocher au ciel; à quoi servaient ses étoiles ? Ce jour-là il se sentit furieux, puis déconcerté, triste : il se sentait inutile.
Quant au maître de la nuit, il sortit lui aussi ses étoiles une à une et les suspendit à la voûte céleste.
Et voici que son empire de ténèbres, d'encre noire, se mettait petit à petit à s'illuminer. Même l'étoile la plus fragile, la plus vacillante, la plus pâlotte se faisait voir, était la bienvenue, enlevait à la nuit ce qu'elle avait de redoutable, de muet, de mortifère. Plus la nuit se faisait sombre, profonde, plus ses étoiles se remarquaient, devenaient précieuses indispensables.
Et quand son travail fut achevé, cette nuit-là, quand le firmament céleste fut tout saupoudré d'un pollen stellaire, bruissant comme le bourdonnement frémissant des abeilles, tapissé de sable d'or semé à profusion sur les plages du ciel, à la vue de ce merveilleux spectacle, le maître de la nuit ne sentit plus sa fatigue, mais lui, un homme, sentit bouger en son ventre comme une boule bien ronde, bien chaude : une joyeuse énergie se mit à courir dans tout son être fortifié, il se mit à respirer profondément de tout son corps qui palpitait...
Alors il se sentit grand, beau, important, indispensable.
Dès lors il ne se plaignit plus de son sort.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Mareva Pilloud
Musique
Olivier Leuenberger, flûtiste