Traduction simultanée française de Gabrielle Wennemer

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Je voudrais vous remercier très chaleureusement de m'accueillir ici ce matin, de m'avoir invité à venir en tant que catholique, un dimanche matin, dans votre paroisse pour m'adresser à vous, à des protestants.

Je pense que nous avons besoin les uns des autres, afin de pouvoir être de vrais êtres humains crédibles. Les gens ne nous demandent plus aujourd'hui : "es-tu protestant, es-tu catholique ? ", ils ne nous demandent même plus, pour la plupart, "es-tu chrétien ? " ou simplement "quel genre d'homme, quel genre d'être humain es-tu"? Et être protestant cela veut dire poser cette question de l'humanité jusqu'au tout dernier bout et sous les yeux même du Seigneur.

Martin Luther est devenu protestant en 1517, en posant la question : "Où pourrai-je trouver un Dieu miséricordieux"? Et la plupart des gens ne posent plus cette question-là aujourd'hui. Mais, je voudrais parler d'une femme, d'environ 70 ans, qui vit quelque part dans un grand immeuble au 5e étage, toute seule , sans famille, peut-être seulement entourée de son chat et de son oiseau, et qui pose désespérément la question : "Pourquoi est-ce que je vis ?"

Et nous nous rendons tous compte dans le monde d'aujourd'hui que nous ne pouvons vivre sans amour. Martin Luther est aussi devenu protestant en 1521 lorsqu'il s'est rendu à Worms, à la diète, et on l'avait pourtant mis en garde, on lui avait dit : "attention, après la diète, tout un chacun pourra te tuer, t'assassiner en ayant en plus la bonne conscience d'avoir accompli une bonne action pour ton Dieu.". Luther disait : "pourtant il faut que je m'y rende, et même s'il y avait autant de diables qu'il y a de tuiles sur les toits. Il faut que j'y aille."

Et après des jours et des jours de discussion au sein de la diète, l'empereur Charles Quint a résumé ce qu'il avait vécu, dans cette phrase: ""je ne veux pas comprendre, je ne peux pas comprendre, ou admettre, plutôt, qu'un seul moine peut avoir raison contre toute la chrétienté." Et pourtant, c'est cette prophétie de la tradition biblique qui a bien donné naissance au protestantisme. C'est-à-dire cette vérité qui se trouve dans le coeur de tout un chacun, de chaque être humain, le coeur qui est le véritable lieu de la vérité. Et il se peut bien que tous les autres doivent apprendre, ce que quelqu'un porte dans son coeur et qui est très proche de Dieu. L'homme ne peut être bon, ne peut devenir bon que par l'amour et c'est l'amour qui le fait devenir ce que Dieu a prévu qu'il devienne. La grâce et l'individuation, ce sont les deux concepts, clé du protestantisme.


Il y a une vérité qui est peut-être plus présente dans le catholicisme, que dans le protestantisme, c'est le langage des symboles et des signes. Lorsque deux êtres humains se rencontrent, ils se parlent beaucoup plus qu'avec la bouche, qu'avec les mots, mais avec leur corps, l'expression gestuelle, avec les fleurs, avec les cadeaux, avec la poésie de leur tendresse. Et c'est quelque chose, un langage qui n'est pas inventé par une personne toute seule, mais lorsqu'il se sert de ce langage, il plonge dans la mémoire ancestrale de tout notre devenir d'être humain, de toute notre évolution.

Il y a un très bon exemple pour cette imbrication et ces liens qui existent entre protestantisme et catholicisme, c'est justement la bonne parole de l'aveugle qui a été guéri que nous venons d'entendre. Les exégèses de la bible disent que cette histoire ne s'est jamais passée ainsi, qu'elle ne s'est jamais passée à Bethsaida, que c'est une simple légende, mais une simple légende ne peut-elle contenir plus de vérité! La poésie de la vie ne peut-elle être mieux exprimée là-dedans que dans beaucoup d'informations soi-disant objectives!

Donc, rêvons ensemble à la guérison de cet aveugle que nous venons d'entendre. Le récit commence par le fait que Jésus prenne l'aveugle par la main, et dans le texte grec il est même dit deux fois qu'il l'amène en dehors, qu'il l'amène en dehors du village, et c'est la première condition au succès de la guérison, de créer une certaine distance, la distance entre la foule et l'individu.

Ce qui se passe là, chacun le comprend. Quand on se réfère à la psychothérapie, les hommes viennent, ils sont aveugles, aveugles pour eux-mêmes. Depuis leur enfance, on leur a appris à se regarder à travers les yeux de leurs parents, de leurs formateurs, de leurs éducateurs, par les yeux des autres. Ils ont été aliénés par rapport à eux-mêmes. Ils ne peuvent plus percevoir leurs propres sensations, ils ne peuvent plus penser leurs propres pensées, et il faut souvent des années pour rouvrir les yeux, pour leur permettre de se retrouver loin de la foule.

Personne n'a le courage de se sortir par ses propres forces de l'ombre de la foule, pour se mettre en route, pour se retrouver tout seul, s'il n'y a pas une main qui l'accompagne, une main qui ne lui veut que du bien. Et c'est la première condition pour retrouver la vie, de se voir accompagné sur cette route, vers soi-même, pour se sentir chez soi, avec soi-même. Ce que signifie cette cécité, psychique, presque tout un chacun parmi nous le sait: il y a des matins où l'on se réveille avec une profonde mélancolie, où l'on ne réussit pas à ouvrir les yeux, où les paupières semblent peut-être faites de plomb. Et cela, même si l'on se réveille un beau matin sur les rivages du lac de Genève, on a tout simplement pas le courage d'ouvrir les rideaux.

Cette cécité, c'est l'impression de ne pas avoir de sortie, de ne voir que du noir, de ne voir que les ombres et les ténèbres et le désespoir. Et nous avons prié tout à l'heure: "Ne laisse pas les ténèbres nous parler". Et cette cécité ne permet plus de voir rien, sauf le précipice. C'est la peur de l'autre qui nous parle dès que l'on entre quelque part, que l'on entre dans le champ de vision de l'autre, il y a une lutte de pouvoir qui se déchaine très souvent, on se sent fixé par le regard de l'autre. Chez Sartre, vous avez des passages très poignants sur la force, la puissance, le pouvoir du regard de l'autre. Il dit :"son regard me gèle, fait me vider, m'objective me réifie, m'instrumentalise". Et être aveugle, veut dire ne plus supporter ce pouvoir du regard de l'autre, et vouloir retourner à un endroit, un moment ,où l'on n'avait pas encore vu la lumière de ce monde ici-bas. C'est-à-dire qu'on ferme les yeux et le monde disparaît.

C'est dans ce sens-là que Paul Tillich dit que le protestantisme est la religion des frontières, c'est-à-dire qu'elle donne des réponses pour ce sentiment d'être jeté dans le monde, d'être abandonné dans le monde. Et c'est là que dans le récit de la guérison de l'aveugle, nous trouvons un passage presque paradoxe qui est véritablement ancré dans la tradition catholique, et vous l'avez certainement remarqué, dès la première relecture. Dans ce récit, je disais que c'est proche de la tradition catholique, c'est-à-dire qu'on sait que certains symboles peuvent guérir dans la mesure où ils s'appliquent à des symptômes de la maladie; et vous vous êtes probablement posé la question de pourquoi il est dit dans ce récit que Jésus applique de la salive aux yeux de l'aveugle. J'imagine que si demain matin, vous allez chez votre ophtalmologue, qu'il vous faisait un tel traitement, vous iriez aussitôt vous plaindre auprès de la sécurité sociale.

Mais toutes les mamans ici savent très bien ce que ça veut dire quand on mouille un doigt pour soulager le bobo que le petit vient de se faire en tombant; donc en appliquant la salive, c'est un geste qui apporte ce fluide corporel qui donne ce sentiment d'être tout à fait à l'abri, d'être à l'intérieur du ventre de la mère. C'est un geste éminemment maternel que Jésus exécute ici, un geste qui fait tomber la peur, que cet autre doit traîner avec lui devant les yeux de tout le monde.

Le baptême a exactement la même signification, de pouvoir recommencer sa vie, de recommencer à zéro et on peut se demander aussi, à l'intérieur du protestantisme, si le baptême est à considérer comme un véritable sacrement, ou s'il est simplement, entre guillemets, la parole de Dieu. Ici, la parole que donne Jésus, la parole vaut , il soutient cette parole, c'est aussi la manière dont il l'exprime quand il parle qui est très importante. Elle permet un nouveau début d'être re-né, une renaissance tout en confiance, sans la peur qui l'écrasait auparavant, de revenir encore une fois dans le ventre de la mère et d'en émerger.

Donc l'aveugle a ouvert les yeux et il a dit qu'il voit les hommes et les femmes comme des arbres. Dans la psychanalyse, nous savons que l'arbre est encore un symbole pour le féminin, pour le maternel, parce que comme petits enfants, nous nous sommes cramponnés à notre maman, nous l'avons enlacée, c'était son corps qui était comme un arbre, qui par sa présence donnait la chaleur, la nourriture la protection, donc qui nous rassurait et qui nous calmait. Et maintenant l'aveugle est prié de ne plus avoir peur, mais Jésus lui dit, "les êtres humains ne sont pas comme les arbres."

Et c'est peut-être là que Jésus accomplit le miracle décisif et ce serait si simple pour lui de dire : "tu te trompes, c'est faux ce que tu vois, et tu t'abandonnes à une illusion, tu vois ce que tu voudrais bien voir. Sois réaliste, parmi les hommes il y a aussi des prédateurs, sois prudent." Mais il renouvelle tout simplement son geste de confiance en lui imposant les mains et ainsi il lui ôte toute peur et les troubles des yeux se dissipent.

Je pense que c'est le passage le plus important dans ce texte, parce que cet homme ne voit pas les choses d'une façon objectivement juste, mais il les voit pour la première fois avec ses propres yeux. Et cela c'est infiniment plus important pour Jésus que ce regard qu'il avait auparavant, avec des yeux empruntés, avec cette aliénation, avec cette cécité. Chaque être humain a le droit de voir le monde tel qu'il doit le voir quand il est tenaillé par la peur. Et c'est seulement en lui permettant ce regard qu'il peut trouver ensuite le courage et la force de voir le monde de façon objective.

Au cours des siècles, au cours de l'histoire de l'Eglise, nous nous sommes traités pendant combien d'années mutuellement d'hérétiques et nous avons dit :"c'est moi qui ai raison , c'est moi qui vois les choses comme il faut, toi tu as tort". Alors combien il serait bon de regarder l'autre tel qu'il est et de lui permettre de regarder le monde comme il peut le regarder, comme il a besoin de le regarder. D'avoir cette bonté qui nous permettrait d'encourager l'autre à regarder avec ses propres yeux.

Quelquefois, on me reproche que je fais une interprétation individualiste de la bible, mais j'estime que ce texte-là nous montre que tout un chacun a le droit d'être considéré par moments comme la personne la plus importante sur terre. Indépendamment des milliers d'autres personnes qui existent autour de lui, parce que chaque détresse est individuelle. Et la guérison de l'aveugle nous montre pour Jésus à ce moment-là que cet individu, cet homme-là est beaucoup plus importants que toute la foule autour.

Quelquefois, on soutient en me reprochant qu'ici Jésus n'agit que comme un thérapeute, mais on peut donner une plus belle réponse, car d'après l'évangile selon Saint-Jean il est dit qu'il est lui-même la lumière qui est venue dans nos ténèbres. Est-ce qu'on peut faire un plus beau credo par rapport à Jésus qu'en regardant le monde comme un monde magnifique, avec des yeux ouverts contre le désespoir et la détresse. Parce qu'il y a une main qui nous a pris par la main et nous ramène à la maison chez nous. Donc la foi est comme un retour vers soi-même, comme des retrouvailles avec soi-même, comme un processus d'individuation, comme un humanisme vécu, une scission dans la foi serait tout à fait impensable.

Pour nous qui sommes ici réunis ce matin, je nous souhaite le courage, le courage d'ouvrir nos yeux, le courage d'avoir notre propre jugement, de vivre notre propre existence telle que nous la jugeons bonne, et je nous souhaite à tous d'aimer avec plus d'intensité, d'espérer avec plus de courage et de vivre avec plus de passion.

Je vous en remercie beaucoup.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Anne-Lyse Vuilleumier
Musique
Françoise Subilla, chantre