Je ne suis pas le maître de la parole, mais son serviteur

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Voici"(1) Moi-même, quand je suis venu chez vous, frères, ce n'est pas avec le prestige du discours ou de la sagesse que je suis venu vous annoncer le mystère de Dieu. (2) Car j'ai décidé de ne rien savoir parmi vous sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié. (3) Aussi ai-je été devant vous faible, craintif et tout tremblant. (4) Ma parole et ma prédication n'avaient rien des discours persuasifs de la sagesse, mais elles manifestaient la puissance de l'Esprit, (5) afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu."

Les effets spéciaux! Qui ne parle pas aujourd'hui, en cinéma, des effets spéciaux! Pour qu'un film ait du succès auprès du public, il doit comporter des effets spéciaux spectaculaires qui auront coûté quelques millions de dollars: apparitions extra-terrestres, cataclysmes terrifiants, explosions apocalyptiques, créatures fantomatiques, et j'en passe. Le spectateur d'aujourd'hui veut du spectacle extraordinaire; il veut du fantastique, coûte que coûte.

Toutes proportions gardées, c'est aussi un peu ce qui se passe à Corinthe en matière religieuse au premier siècle de notre ère! En effet, la jeune communauté chrétienne est menée par des "super-apôtres" dont le souci premier est celui des "effets spéciaux". Pour eux, l'autorité d'apôtre doit se manifester dans des talents particuliers: dons spirituels du parler en langues, de la guérison, de la prophétie, trésors de sagesse, capacité de faire des discours brillants. C'est ainsi que les vrais apôtres se distinguent des non-initiés.

C'est ce qui suscite à Corinthe une contestation de l'autorité de l'apôtre Paul, fondateur de la communauté. En effet, Paul semble être tout le contraire des super-apôtres: il ne paie pas de mine, si vous me passez cette expression, il parle mal, il est gauche et grossier, il n'étale pas ses dons particuliers et ne prétend pas maîtriser les finesses des esprits supérieurs. Bref, avec Paul, pas d'effets spéciaux, pas de spectacle! Il le dit lui-même dans notre texte: "quand je suis venu chez vous (...), ce n'est pas avec le prestige du discours ou de la sagesse (...) Aussi ai-je été devant vous faible, craintif et tout tremblant. (...) Ma parole et ma prédication n'avaient rien des discours persuasifs de la sagesse (...)."

Chère paroisse, au moment d'installer un nouveau pasteur, il est bon de s'interroger sur les attentes qu'une paroisse peut et doit avoir à son égard. Voulez-vous un super-apôtre à la corinthienne, un grand homme de Dieu, un peu grand sage, un peu magicien, un peu surhomme? Pour le dire autrement: souhaitez-vous que dans le générique du film de la paroisse de Pully figure la mention "équipe responsable des effets spéciaux: Jean-Denis Kraege, Philippe Maire, Bernard Pasche et Pierre-André Pouly"?

J'aimerais vous proposer de redécouvrir ensemble, avec le petit texte de Paul, une autre image du pasteur et donc aussi une autre image de la communauté paroissiale et par là même une autre image du croyant que sont et le pasteur et les paroissiens.

"(...) afin que votre foi ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu." Telle est l'opposition fondamentale pour Paul. Ceux qui font des discours persuasifs, ceux qui font état de dons supérieurs, par lesquels ils se distinguent, construisent sur la sagesse des hommes. C'est une sagesse qui nous est naturelle, que nous retrouvons partout et qui, d'ailleurs, est fort légitime. Nous aimons bien le savoir-faire, la compétence et la maîtrise, nous aimons savoir qu'il y a quelqu'un qui tient les choses en main, qui agit avec assurance et détermination. C'est un critère tout à fait légitime, aussi dans le choix d'un pasteur. Mais cette sagesse des hommes a tendance à se renforcer, à se durcir, à s'ériger en critère absolu. Et nous aurons alors tôt fait de transformer le compétent en un maître, un homme à tout faire, auquel on remet tout, bref, un super-apôtre, un chrétien de première classe, par rapport auquel nous nous laissons déclasser en chrétiens de deuxième classe.

C'est précisément contre ces clivages qui sévissent sans à Corinthe que Paul veut lutter. La foi n'est pas fondée sur la sagesse des hommes; elle vit de la puissance de Dieu. A forcer la maîtrise, la compétence, le génie et leurs effets spéciaux, nous nous déclarons puissants de notre propre puissance, pleins de nos capacités humaines, mais par là même fermés aussi à la puissance de Dieu. C'est pourquoi l'apôtre Paul fait appel ici, à titre de correctif critique, à une figure qui est l'exact inverse de la maîtrise et de la compétence: "(...) j'ai décidé de ne rien savoir parmi vous sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié". C'est là que s'offre la puissance de Dieu, dans le total dénuement du crucifié. Là prend fin la maîtrise de la sagesse des hommes. La puissance de Dieu se manifeste dans cet homme faible, abandonné, mis à mort; il est, lui, la seule source de la puissance de Dieu.

Et Paul en tire tout de suite la conséquence pour son ministère d'apôtre: "Aussi ai-je été devant vous faible, craintif et tout tremblant". A l'image du crucifié qu'il proclame, la compétence première de l'apôtre est ici dans le dénuement, dans la faiblesse, malgré tout son savoir-faire humain. C'est aussi ce qu'exprimait à sa manière, au début de notre siècle, un pasteur suisse alémanique, poète à ses heures, en disant avec humour: "Celui qui monte en chaire souriant en redescendra certainement triomphant; mais qu'il se tienne bien à la rampe, car il est près de tomber. (...) Il faut distinguer les prédications des "discours en chaire". Un pasteur qui n'a jamais désespéré d'entendre les cloches du dimanche matin n'a su faire que des "discours en chaire"".

Chers frères et sœurs, pourquoi cette étrange compétence dans le dénuement, dans la faiblesse, dans la crainte et le tremblement? Parce que le ministère du pasteur est d'abord celui de la réceptivité. Celui qui est imbu de lui-même, de ses capacités, de ses dons, n'est plus réceptif. Il n'a plus de place pour entendre, pour accueillir, pour partager. Or c'est là précisément qu'est l'enjeu décisif: parce qu'il est le ministère de la parole, le ministère du pasteur est d'abord celui de l'écoute. Il n'y a pas de vraie parole s'il n'y a pas de vraie écoute.

Cela vaut dans deux sens pour le pasteur. Sa parole n'est pas la sienne propre, elle n'est pas issue de sa sagesse, elle n'est pas sa propre lumière. C'est ce que souligne le début de l'évangile de Jean en parlant de Jean-Baptiste: "Il y eut un homme, envoyé de Dieu: son nom était Jean." Jean-Baptiste... ou Jean-Denis! "Il vint en témoin (...) Il n'était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière." Le pasteur est toujours dans le rôle de Jean-Baptiste, témoin d'un autre qui vient, et en se choisissant un pasteur, la paroisse se choisit une personne à laquelle elle confie la tâche de proclamer la parole de cet autre dont il est témoin. La parole de Dieu telle qu'elle se dit en Jésus-Christ: exhortation et pardon, interpellation et réconfort, la parole de Dieu sous toutes ses formes, dans la prédication et les sacrements, dans l'enseignement, dans les entretiens, dans le dialogue quotidien.

Dans la parole tout humaine du témoin retentissent la promesse et l'appel de Dieu. Mais pour qu'il en soit ainsi, il doit ne pas faire obstacle à cette parole, en se proclamant lui-même, en tenant les discours persuasifs de la sagesse des hommes. Il doit être sans cesse à l'écoute de Dieu. Dans les termes de Paul: sa parole et sa prédication manifestent "la puissance de l'Esprit"

Cela nous conduit à un second aspect de l'écoute: le pasteur doit être réceptif pour entendre les questions, les soucis, les interrogations, les doutes de ceux auxquels il s'adresse. Et cela aussi, il ne le pourra que s'il est dans le dénuement du crucifié, s'il a de la place en lui pour ces questions, ces soucis, ces interrogations, ces doutes, s'il peut les partager. Ainsi, à la croisée, il se fait interprète, interprète de la parole de Dieu auprès des hommes, et interprète des questions des hommes auprès de Dieu. Ce travail d'interprétation n'est possible que dans la réceptivité du dénuement. Il est des fois où cette croisée crucifie.

Mais c'est bien là ce qui va rendre la parole efficace et vivante. Pour parler avec Esaïe: une parole vivante qui descend, comme la pluie, arrose la terre, irrigue nos sécheresses et nous fait bourgeonner. Oracle du Seigneur: "ainsi se comporte ma parole lorsqu'elle sort de ma bouche: elle ne revient pas à moi sans effet (...)".

Les effets de cette parole, ce ne sont pas des effets spéciaux spectaculaires. C'est l'efficacité d'une parole qui se fait entendre parce qu'elle a su écouter et comprendre. Pour le dire autrement: c'est l'efficacité du dialogue. Et c'est pourquoi le ministère de la parole, dont le pasteur est responsable, ne reste pas la chasse gardée du pasteur. Les paroissiens ne sont pas de simples spectateurs assistant aux spectacles mis en scène par leurs pasteurs. Ce que nous avons dit de l'écoute et de la parole du pasteur vaut aussi pour nous tous, parce que nous sommes tous des témoins. La parole et l'écoute, partagées par tous, sont le ferment de la communauté, de l'Eglise, d'une Eglise ouverte aux questions, soucis, interrogations et doutes des hommes.

C'est dans ce sens que la foi protestante souligne que ce n'est pas l'évêque qui fait l'Eglise, comme représentant d'une hiérarchie instituée, mais bien plutôt l'annonce de la parole. Là où la parole est prêchée et où les sacrements sont célébrés, là est l'Eglise. Lorsqu'on installe un pasteur, comme aujourd'hui, on n'installe pas une hiérarchie, mais un témoignage. Et c'est en dialogue avec ce témoignage que l'Eglise pourra vivre, devenir ce qu'elle doit être vraiment: un grand atelier de la parole et de l'écoute, un atelier du dialogue. Artisan parmi d'autres, le pasteur ne cessera jamais d'animer ce travail de dialogue, en collaboration avec tout l'atelier. Car nous le savons tous, nous avons aujourd'hui plus que jamais besoin d'un lieu de véritable écoute et d'authentique parole. Nos vies quotidiennes sont dominées par des flots de paroles, de paroles trop souvent insignifiantes, banales, bavardages, de la "parlotte", disait Jacques Brel, lorsque nous ne sommes pas arrosés par trop de beaux discours, un peu ronflants! Nous avons besoin de paroles lumineuses, parce qu'elles nous entendent dans nos faiblesses, nos doutes et nos questions, de paroles fortes, parce qu'elles nous ébranlent et nous bousculent, de paroles incarnées, parce qu'elles nous transmettent un message qui donne sens, de paroles vivifiantes, parce qu'elles nous arrosent d'une pluie bienfaisante, qui nous remet en route.

Mais tout cela n'est possible que si j'en reviens toujours au dénuement de l'apôtre Paul et de son crucifié. Ma parole n'est pas ma sagesse et mon discours persuasif; elle n'est pas mon "discours en chaire". Je ne dispose pas de l'effet de la parole: il relève de la puissance de Dieu. Je ne suis pas maître de la parole, mais son serviteur, tantôt digne, tantôt indigne. J'ai été, devant vous, chers frères et sœurs, faible, craintif et tout tremblant. Un Autre porte le souci de la puissance. Quant à moi, je redescendrai de la chaire, en prenant bien garde de ne pas tomber...

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Anne-Claude Burnand
Musique
Choeur du Carillon, dir. Jn-Fr. Vaney; Jn. Pouly, trompette