Le malheur ne s'explique pas

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Souvent, je pense à une rencontre que j'ai faite dans ma première paroisse, alors que j'étais encore un pasteur débutant.

Je revois cette femme sur son lit d'hôpital. Elle était encore jeune; elle était belle, douée pour la vie, promise à un avenir riche de significations pour elle et pour les autres. Une maladie très grave l'avait frappée et elle savait qu'elle ne guérirait pas, que la mort l'attendait à brève échéance. Un jour elle m'a dit : "Vous savez, Monsieur le pasteur, il y a des moments où je me révolte!" Il y avait dans sa voix comme une nuance d'excuse. Elle semblait dire :"Je sais bien que je ne devrais pas, que je devrais accepter, mais je ne peux pas; c'est plus fort que moi, je me révolte". Ma mémoire n'a pas gardé le souvenir des mots que j'ai alors prononcés. Mais je me souviens très bien, presque 20 ans après, ce que j'ai ressenti et qui doit avoir inspiré mes pauvres paroles d'alors. "Elle a raison! Oui, elle a raison de se révolter". Raison, non pas dans un sens superficiel et condescendant: "c'est bien normal avec ce qui lui arrive", comme si cette révolte était un signe de faiblesse, un manque de foi, un défaut d'espérance. Mais raison parce qu'il en allait de sa dignité humaine.

Je sentais bien qu'elle portait en elle l'idée que les chrétiens devaient être stoïques dans l'adversité et accepter sans révolte les coups du sort. Moi aussi j'ai pensé que si on était chrétien, les malheurs ne devaient pas nous atteindre et nous ébranler. Peut-être est-ce parce que je n'avais pas vraiment souffert ? Peut-être aussi n'avais-je pas encore lu la Parole de Dieu, les textes de la Bible avec suffisamment d'attention et de profondeur. Entre nous soit dit, frères et sœurs d'ici et d'ailleurs, vous en avez rencontrés beaucoup dans la Bible, de ces croyants stoïques, qui acceptent le malheur sans broncher et qui se résignent à leur destin ?

En butte à l'hostilité du peuple, Jérémie maudit le jour de sa naissance; Elie se couche pour mourir; Jonas prie Dieu de lui reprendre la vie; quant aux psaumes, ils sont tout habités par la plainte des hommes souffrants, blessés par les circonstances de la vie ou par leurs semblables; oui, la plainte et les questions au cœur de l'adversité : jusques à quand Seigneur ?

Quant à Jésus, il ne boira pas tranquillement la ciguë parmi ses amis comme Socrate, il rendra son dernier souffle dans un grand cri, où il dira à Dieu tout ce qu'il ressent d'abandon et de solitude. Auparavant, dans le jardin de Gethsémané, il aura sué du sang devant le sort qui l'attendait.

Dans l'Ecriture, les hommes aux prises avec la souffrance laissent monter du plus profond d'eux-mêmes une vaste plainte. Jusques à quand ? Pourquoi ? Pourquoi moi ? Une vaste plainte adressée à Dieu et à son silence.

Car être confronté au mal et au malheur, c'est d'abord avoir le sentiment d'un grand silence. Devant le malheur qui fond sur quelqu'un sans crier gare; devant le mal que les hommes sont capables de se faire, nous sommes en face d'une énigme unique. Injustifiable... inexplicable... incompréhensible… une sorte de grand silence, car aucune parole ne peut rien dire de sensé en face de cela. Les mots ne servent à rien... et Dieu lui-même semble se taire

Là, nous rencontrons Job et son témoignage irremplaçable. Job nous est présenté comme un homme intègre et droit, craignant Dieu, s'écartant du mal. Job fait l'expérience du Mal. Non pas de faire le mal, mais d'être confronté au malheur qui lui est tombé dessus. Il a tout perdu... ses biens, sa famille, la santé... tout ce qui faisait sa vie. Il est là devant l'inexplicable, l'incompréhensible; devant quelque chose d'insensé.

Vous qui m'écoutez, je pense que vous comprenez de quoi je parle, par expérience personnelle ou pour avoir été les témoins de telles situations. Vous le savez bien, dans ces moments, nous cherchons les mots, quelque chose à dire, à penser.

Bien sûr, il y a des discours tout prêts. Les amis de Job lui en servent un tout chaud, vieux comme le monde. Si le malheur a frappé Job, c'est que Job est coupable. Il est puni. Il a bien mérité ce qui lui arrive. Malgré ce qu'il dit de son innocence et de sa justice, il doit bien y avoir dans sa vie une faute cachée. Qu'il en convienne et l'affaire sera classée. Peut-être pensez-vous que ce discours est dépassé ? Pas si sûr. Déjà quand il s'agit de parler des autres. La conviction a la vie dure que "tout se paie" et que Dieu retrouve au contour ceux qui nous ont fait du mal. Tout de même, il y a une justice! Et puis le sentiment de culpabilité est en nous aussi. Il n'est pas toujours facile quand quelque chose de douloureux nous arrive d'échapper tout à fait à la question de savoir ce que nous avons fait pour mériter cela ? En même temps, cette explication ne tient pas. Comme l'écrit le philosophe Paul Ricœur : "la répartition présente des maux ne peut paraître qu'arbitraire, disproportionnée : Pourquoi celui-ci plutôt que celui-là meurt-il du cancer ? Pourquoi la mort des enfants ? Pourquoi tant de souffrances, en excès, au regard de la capacité ordinaire d'endurance des simples mortels ?

Il y a encore un autre discours tout prêt. Ce n'est pas même un discours, c'est une phrase, une exclamation : "C'est la vie, qu'est-ce qu'on veut!" la belle image de la vie que voilà! Qui fait de nous des êtres livrés aux courants tantôt favorables, tantôt contraires, dans une forme de fatalisme qui se méfie du bonheur (je suis heureux, ça m'inquiète) et qui se prépare au malheur dans une sorte de résignation. C'est la vie.

Job refuse de dire "c'est la vie". Job refuse de croire que le malheur c'est le jugement de Dieu. Je crois que Job aurait aimé ce petit poème de Philippe Jaccottet :

Accepter ne se peut
comprendre ne se peut
on ne peut vouloir ni accepter ni comprendre

On avance peu à peu
comme un colporteur
d'une aube à l'autre.

Job s'avance à la rencontre de Dieu. Il a raison de ne pas accepter son sort, de faire monter sa plainte. Il demande à Dieu de lui répondre. Il en a assez des discours de ses amis... Il veut entendre le discours de Dieu.

Et Dieu enfin prend la parole, d'une manière inattendue et brutale. Il apostrophe Job : où étais-tu quand je faisais le monde, avec les étoiles, les océans mis à leur place, les bêtes, les oiseaux; où étais-tu quand j'inventais l'hippopotame et le crocodile ? Il faut lire les chapitres 38 à 42 du livre de Job. C'est prodigieux de beauté. Dieu se présente à Job comme le créateur, le maître du monde. Il était là bien avant lui et il est toujours là. Et il a permis à Job de vivre dans le monde. On a le sentiment que Dieu écrase Job de sa présence. Job commence par se taire. Il ne fait pas le poids. Puis il parle à son tour : "Je ne te connaissais que par ouï-dire; mes oreilles avaient entendu parler de toi; maintenant mes yeux t'ont vu".

Il y a des moments dans la vie où il nous est donné de comprendre quelque chose, en profondeur. Nous disons alors :"Je vois". A strictement parler, nous ne voyons rien, mais nous avons saisi quelque chose qui va nous aider à avancer, à faire quelques pas de plus.

Job voit qu'il est dans la présence de Dieu, et que la bénédiction de Dieu l'accompagne. C'est la seule réponse de Dieu. Il est là.

De même, la seule réponse que Dieu nous donne se déchiffre sur le visage du Christ crucifié, qui dit l'amour de Dieu au cœur du malheur, au moment où la mort paraît triompher. Le centurion romain, au pied de la croix, lui aussi voit : "Vraiment cet homme était Fils de Dieu !"

Vous l'aurez remarqué, ni Job, ni nous, ne recevons de Dieu une explication sur la présence du Mal. Le Mal n'est pas fatalité... Le Mal n'est pas punition... Le malheur ne s'explique pas... Il se vit et il se combat.

Le mal et le malheur restent un mystère avec lequel nous vivons, bénis par Dieu, aimés par le Christ. Et dans cette présence de Dieu se cache une promesse, quelque chose que Dieu met en avant... pas une recette, pas un truc, pas un commandement, pas une injonction, du type, il faut... y a qu'à... non, une promesse dont chacun et chacune peut se saisir, s'il en a la confiance...

Là où monte la plainte, la révolte avec raison, il est aussi donné de voir la présence de Dieu se faire espérance. L'espérance qui peut faire d'un échec un mûrissement : espérance qui peut faire du malheur un lieu où se déploie quand même la passion de vivre, une paix qui n'est pas résignation mais confiance, un lieu qui appelle l'amour les uns les autres.

Amen.

Détails

Avec la participation de
Orgue
Harmonium : Antoinette PRAHIN
Musique
Chorale Terre Nouvelle, dir. Ph. Corset