Dans les limites, espérer

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La Bible est pleine de frères qui ont vécu à leur époque, comme ils ont pu, leur foi et leur espérance. La Bible n'est pas d'abord pleine de choses à croire, mais de frères qui nous parlent par-dessus les siècles. Quand je lis la Bible, ce sont des frères que je cherche, ce sont des frères que je découvre. Plus ou moins lointains, plus ou moins proches, et que je comprends plus ou moins.

Les mythes et les dogmes, les légendes et les croyances, les histoires et les lois, c'est ce qu'ils me racontent, c'est la manière qu'ils ont eu de dire leur foi et leur espérance. Ce sont des choses plus ou moins croyables ou incroyables. Mais en les écoutant, je découvre des frères. Et je découvre que nous devons avoir le même Père. Invisible et présent, qui nous appelle et nous unit et nous met en route. Ces frères m'ont précédé : c'est donc grâce à eux que m'a été transmis ce qui fait le fondement de ma vie et mon espérance.

Pourquoi le nier ? J'ai eu un choc en découvrant ce Psaume 102, en découvrant un frère d'il y a 2500 ans, un frère en espérance, un frère avec qui je suis entré en dialogue; et dans ce dialogue me sont apparus quelques repères pour notre époque déboussolée, et une certaine manière de vivre l'espérance, dans les limites de notre condition humaine.

La première chose à remarquer, c'est que nous lisons les Psaumes comme si ce n'était que de la rhétorique, de la poésie sans réalité. Or, l'auteur a réellement vécu ce qu'il décrit; apparemment, c'est l'Exil : Dieu cache sa face, il n'écoute ni ne répond, le psalmiste se sent solitaire comme un oiseau dans le dé sert, au milieu des ruines. Il se sent entouré d'ennemis. Surtout, il se sent vieillir : il n'a plus devant lui ce temps qui paraît infini aux jeunes, et permet de garder l'espoir qu'un jour, ça changera. Et j'ai entendu en écho les plaintes de nos communautés, de nos églises vieillissantes, qui acceptent sans le dire que la foi s'éteigne avec elles.

Il faut avouer notre déboussolement ; il n'y a pas de honte. Le temps passe et apporte son lot de nouvelles mauvaises, incompréhensibles, qui mettent en cause notre foi, et l'avenir ne se dessine pas de manière claire. Quel est le sens ? Nous avons perdu les repères anciens et nous marchons dans le noir. Une certaine image de Dieu, rassurante, est partie en fumée. Or ce psalmiste est tout sauf résigné: même si pour lui c'est fini - et il le redira à la fin du Psaume -, il interpelle Dieu, l'accuse de l'avoir rejeté. Cela, nous ne l'osons plus : nous cherchons des raisons, au lieu de nous tenir debout dans un dialogue vigoureux avec Dieu. Mais non, nous laissons filer, en cherchant vaguement raisons et solutions : y a-t-il eu faute ? L'Eglise n'a-t-elle pas fait son travail ? Qu'avons-nous oublié ?

L'auteur du Psaume, lui, constate ce qui se passe, et désigne le responsable : Dieu l'a rejeté. La mort est là toute proche, il atteint ses limites, de temps, de sens, de courage. Tout cela, il le constate avec souffrance et lucidité. Et puis il affirme : "Dieu siège pour toujours !" L'histoire de Dieu avec les hommes va continuer : "Tous les âges feront mention de Toi". Mais comment ? C'est là que ma tendresse pour ce psalmiste est devenue encore plus forte, au moment même où je n'étais plus d'accord avec lui. Ce qu'il espère c'est la reconstruction de Jérusalem, le rétablissement d'Israël. Et d'un côté je le comprends, il est tout proche de nous :"tes serviteurs tiennent à ses pierres et sa poussière leur fait pitié".

Ne tenons-nous pas, nous aussi à nos pierres, temples, églises, mais aussi histoire et traditions, dogmes et cultes, paroisses et synodes ? Ne pourrions-nous pas prier, ne prions-nous pas avec le Psaume : il est temps d'avoir pitié ?

Mais le Psaume dit : "Quand le Seigneur rebâtira Sion et deviendra visible dans sa gloire", et je ne marche plus. Du haut de ce que je sais et je crois, de mes connaissances historiques et de mes certitudes chrétiennes, j'ai eu envie de lui dire : ne t'attache pas trop à ces pierres. Tu l'ignores encore, mais le retour d'Exil ne sera pas si glorieux que ça, un temple magnifique sera reconstruit un jour, mais par un Hérode, et surtout, viendra quelqu'un, un nommé Jésus, qui dira: "Détruisez ce temple, et en trois jours je le rebâtis!" Jean précise : "Il parlait du temple de son corps". Et Paul tirera de l'évangile une conséquence étonnante: "Vous êtes le corps du Christ".

Alors, sois ouvert à l'avenir de Dieu et à ses remises en cause, frère ! En réalité mon exhortation se retourne contre moi: suis-je ouvert, moi, aujourd'hui, à l'avenir de Dieu, un avenir qui peut me surprendre ? Quand je prie, n'est-ce pas pour le rétablissement de mes vieilles pierres ? C'est facile de donner des leçons d'ouverture et d'espérance aux gens du passé!

Surtout que l'auteur du Psaume accepte cette perspective d'un avenir ouvert, où Dieu fait librement ce qu'il veut : "Que cela soit écrit pour la génération suivante et un peuple recréé louera le Seigneur". Recréé : en réalité c'est le mot créé; le mot employé là n'a jamais dans la Bible qu'un sujet : Dieu. Dieu qui crée, c'est-à-dire produit par la liberté de sa Parole, du nouveau, de l'inattendu, remettant à leur place les espérances et la foi humaines.

C'est-à-dire que mon frère le psalmiste, tout en exprimant son espérance dans son langage, dans les limites de son temps, de sa religion, de son intelligence, de sa foi, et même en allant au bout de son espérance, sait qu'il est encore en deçà de ce que Dieu peut faire de neuf. Le peuple recréé ne sera peut-être pas le rétablissement de ce qu'il a connu, ni même ce qu'il peut rêver, mais ce sera le peuple créé par Dieu.

Dans ses limites, dont il a une conscience aiguë, c'est une espérance formidablement têtue qu'il exprime, comme le résidu étincelant d'une vie brûlée : à Dieu de créer maintenant! Dieu a créé le monde, Israël, Dieu va recréer un peuple pour le louer. Cette espérance part de loin, traverse sa vie de part en part, et continue au-delà de ses limites, de sa vie, de son intelligence, de sa foi même.

En réalité, mon frère le psalmiste était beaucoup plus ouvert à l'avenir de Dieu que nous ne le sommes aujourd'hui. Notre foi préjuge de beaucoup de choses, y compris de ce que Dieu dit, et de ce qu'il devrait faire pour nous rétablir, au lieu de rester ouverte à la liberté de Dieu, ce qui est la définition même du mot foi.

Que nous nous résignions en râlant à l'effacement de l'Eglise, c'est une chose, mais le destin du Dieu de Jésus-Christ n'est pas lié à nos vieilles pierres, à nos traditions, à nos formes d'Eglise ! C'est vrai que nous les aimons et si Dieu pouvait en récupérer quelques morceaux... Mais l'important, c'est que Dieu soit libre, c'est que sa Parole soit libre, c'est que nous soyons les serviteurs de cette liberté de la Parole de Dieu (ce qui, entre parenthèses, est une des caractéristiques de notre tradition protestante).

Le rêve éveillé dans notre mémoire par Jésus, et la réalité de vie, et de résurrection, à laquelle il renvoie, n'arrêtera certainement pas de travailler le monde et la conscience des hommes, même si nous, ses dépositaires attitrés, sommes au bout du rouleau, après 2000 ans de bons et loyaux services.

Qui peut dans le monde dire que Jésus est dépassé ? C'est absurde. Les hommes n'ont pas encore reçu, compris, accepté, cette présence du crucifié au coeur de notre histoire, et ce qu'elle implique. Et je ne parle ici que de Jésus, l'homme debout, cette figure de Jésus qui appartient à tout homme. Laisser Dieu libre, n'est-ce pas, pour nous églises, rendre Jésus à tous les hommes, et faire taire un peu nos interprétations ? Mais aussi il nous faut parler, et notre psalmiste, décidément, ne nous laisse pas tranquille: ah! se taire et disparaître, en laissant les autres se débrouiller ! Non! "Il faut que cela soit écrit pour la génération suivante..." Pour qu'un peuple recréé loue le Seigneur, il nous faut laisser une trace, passer un témoin, écrire. Qu'écrire, que faire ?

Tout bêtement notre histoire et notre foi dans cette histoire, avec nos mots à nous et notre espérance, mais maintenant largement ouvertes à l'avenir que Dieu va construire avec la génération qui vient. Ce qui doit nous guider, c'est la tendresse et la passion pour la génération qui vient et ce que Dieu va faire avec elle. Que notre foi ne préjuge plus de tout, mais s'ouvre à l'avenir de Dieu. Nous sommes peut-être au bout d'une certaine façon de croire et de vivre en Eglise. Nous avons vécu un étrange siècle, barbare, où beaucoup de choses se sont brisées. Qu'importe. Comme l'a dit un photographe de guerre: "dans tous ces conflits, j'ai perdu mes illusions, mais j'y ai gagné la tendresse".

Il faut que cela soit écrit pour la génération suivante, avec nos mots, nos larmes, nos joies, avec tout ce que nous sommes (pas notre catéchisme), afin de devenir un moment d'espérance de l'histoire des hommes avec Dieu. Surtout ne pas être le chaînon manquant, afin de ne laisser tomber ni le psalmiste ni la génération qui vient.

Que nous le voulions ou non, nous ne pouvons pas faire comme si Jésus n'était pas solidement planté au coeur de notre histoire. Aussi faibles et insuffisantes que soient notre foi et notre espérance, il nous faut, et parler clairement et nous effacer devant ce que Dieu va créer. Nous sommes des témoins et nous passons le témoin. Notre tâche n'est pas de dire et d'imposer la Vérité, mais de dire simplement avec toute notre vie, la confiance que nous avons accordée.

L'espérance de Dieu passe par nos limites, comme elle est passée par celles de la vie d'un crucifié de 30 ans, à la suite duquel nous marchons. Il nous faut occuper notre place, dans le laps de temps qui nous est imparti, pleinement; vivre ce temps en acceptant toutes ses limites, en prenant toutes nos responsabilités.

Mais aussi en laissant Dieu et sa Parole libres de renouveler notre monde et notre histoire. Alors nous aurons notre place, comme le psalmiste, dans l'histoire de la fraternité des hommes et de l'espérance de Dieu, comme un petit moment d'espérance et de tendresse.

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Détails

Avec la participation de
Orgue
Guy Blanc
Musique
Chorale de Villeurbanne (ERF), dir. Gérard Blanc