La foi et les oeuvres

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Traduction Francine Carrillo

Nous poursuivons aujourd'hui notre lecture de l'épître de Jacques en abordant, pour ce dimanche de la Réformation, un thème qui est au coeur du protestantisme: celui de la foi et des oeuvres. Sous ce qui pourrait apparaître comme un débat un peu poussiéreux, s'exprime en réalité une extraordinaire fraîcheur dont je souhaite qu'elle nous aide à renouveler notre manière de croire aujourd'hui.

Voici donc le trop célèbre passage qui a poussé Luther à rejeter l'épître de Jacques hors du Canon de l'Ecriture, en la traitant d'"épître de paille"! L'être humain, à ses yeux, ne peut être sauvé que par la foi, non par les oeuvres. Il doit son salut à Celui en qui il croit, et non à ce qu'il fait pour prouver sa foi. On peut comprendre que Luther, qui avait découvert à travers la théologie paulinienne de la justification par la foi de quoi calmer sa propre angoisse existentielle et de quoi dénoncer les abus d'une Eglise qui prétendait vendre à ses fidèles de la vie éternelle sous forme d'indulgence, se soit méfié de cette épître qui paraît plutôt réhabiliter les oeuvres des croyants.

Mais aujourd'hui, avec un recul que les réformateurs n'avaient pas, nous pouvons peut-être relire ces lignes de Jacques autrement que comme l'occasion de durcir des oppositions confessionnelles qui n'ont plus cours. Quand nous regardons vivre nos Eglises, - je ne parle ici que de l'église catholique et des églises réformées-, nous voyons bien que le catholicisme est aussi traversé par la faim d'une Parole vive qui s'adresse à la foi de chaque croyant et que les protestantismes aussi engagés dans mille réseaux de solidarité sociale et de présence auprès des plus démunis de notre société. Plus personne n'a donc le monopole de la foi ou celui des oeuvres et il faut s'en réjouir.

Ceci dit, la tentation de séparer ces deux réalités reste toujours vivace, et ceci en chacun d'entre nous . C'est pourquoi le passage que nous méditons aujourd'hui nous pose une question qui nous rencontre tous, à l'heure où les croyances et les mouvements religieux les plus bigarrés, sans parler des sectes, s'offrent à notre discernement: que signifie la foi, si elle ne se traduit pas par une nouvelle compréhension de l'existence que nous menons les uns avec les autres ?

Cette question, Jacques l'a posée au 1er siècle de notre ère à une communauté chrétienne où les relations entre les gens n'étaient apparemment pas très différentes de celles qui régnaient dans la société ambiante. On se réclamait de l'amour du prochain, mais on s'intéressait plus aux riches qu'aux pauvres. On se rassemblait autour de la Parole qui défait les privilèges, mais on restait fasciné par les apparences et habité par toutes sortes de convoitises, de sorte que les conformismes sociaux étaient renforcés plutôt que mis en pièce. Comment ne pas nous reconnaître dans cette peinture d'une église tiraillée entre ce qu'elle prêche et ce qu'elle donne à voir de sa vie communautaire ?

Ce que Jacques met ici en question, c'est moins le manque de solidarité entre les chrétiens que l'aveuglement de leur foi qui se complait en elle-même, sans voir les injustices qui sous-tendent les relations. Ce qu'il critique, ce n'est pas, comme on l'a dit souvent, la théologie de Paul selon laquelle seule la foi sauve et non les oeuvres mais c'est une interprétation erronée de la doctrine paulinienne qui conduisait les croyants de certains milieux à s'en tenir à une vie spirituelle purement intérieure, sans jamais se compromettre dans des choix de vie dont la croix du Christ est l'illustration la plus coûteuse. Or, qu'est-ce qu'une foi qui ne serait pas en même temps une mise en oeuvre de ce qu'elle croit ?

Combien de fois ne sommes-nous pas piégés par des comportements qui démentent ce que nous croyons au plus profond de nous ? Combien de fois ne sommes-nous pas rattrapés par les ombres qui nous habitent, alors même que nous croyons à la lumière ? Pour illustrer cela, je ne résiste pas à l'envie de vous raconter cette petite histoire hassidique :

"Un rabbin avait envoyé un de ses disciples dans une école talmudique pour étudier. Bien des années plus tard, l'élève revient et frappe à la porte du maître. "qui est là", demande ce dernier. "Moi", répond l'élève. "Quel est l'homme qui ose dire "moi" alors que ce "moi" n'appartient qu'à Dieu ? Retourne à ton école, tu n'as pas encore assez étudié..." (il faut savoir que pour le judaïsme, ce "moi" renvoie à l'entête du Décalogue où Dieu dit :"C'est moi qui suis le Seigneur ton Dieu qui t'a libéré du pays d'Egypte...", il n'y a qu'un "moi" qu'un "Je" par qui tout commence, c'est Celui qui libère l'humain de l'aliénation dans laquelle il se trouve).

Sous le symbolisme de cette petite histoire se cache l'idée que la foi reste vide, "morte sur elle-même" (v.17), tant qu'elle s'accompagne de comportements qui prennent toute la place, qui disent "moi je", là où il s'agit de faire une place à autrui, en lui donnant la possibilité de dire à son tour "je".

Jacques donne un exemple de ce que peut être cet aveuglement de la foi en citant les gens qui, dans la communauté chrétienne, tiennent des propos creux à ceux qui se demandent comment ils vont survivre jusqu'au soir. Peut-on dire à quelqu'un qui est dans le dénuement le plus total: "Va en paix"! sans le vêtir et le nourrir ? Qu'est-ce alors que cette parole qui dément ce qu'elle promet ? Qu'est-ce que cette parole qui ne met pas en mouvement celui qui la prononce et qui n'ouvre pas un vrai chemin à ceux à qui elle s'adresse ? C'est une parole vide, le contraire d'une bénédiction qui, elle, fait ce qu'elle dit.

On retrouve ici les accents du prophète Esaïe qui rappelait déjà à ses contemporains que la foi que Dieu aime, ce n'est pas celle qui consiste à "courber la tête comme un jonc" devant lui, mais c'est celle qui "met en pièces tous les jougs", celle qui contredit les puissances de toutes sortes qui asservissent les humains. La foi est accueil en nous du visage d'autrui ou elle n'est pas.

Pour ceux qui seraient tentés de séparer leur vie spirituelle de leur comportement envers les autres, le message est clair : il n'y a pas d'un côté la dogmatique et de l'autre l'éthique. Il n'y a pas d'un côté Dieu et de l'autre l'humain, car Dieu ne nous attend pas ailleurs que dans le face-à-face des visages.

C'est ce que les démons, eux, ne voient pas, car s'ils reconnaissent que Dieu est Un, ils ne font rien de cette confession de foi et continuent à servir le Malin, c'est-à-dire à vouloir toute la place pour eux. Quand nous nous en tenons à un vague Credo, quand nous logeons Dieu sur un strapontin dans nos vies, sans entendre ce qui se dit dans le visage d'autrui, nous cédons aux forces diaboliques en nous (de dia-bolos : qui sépare) qui tentent de nous cliver. Or, il n'y a pas d'un côté la foi et de l'autre les oeuvres. Il n'y a qu'une foi qui vit de se traduire dans une mise en histoire de la Parole qui l'anime, une mise en histoire qui passe par la mise en mouvement intérieure de chaque croyant confronté à sa responsabilité envers autrui.

Deux exemples bibliques vont illustrer le propos de Jacques. Abraham d'abord. Abraham traditionnellement appelé "le père des croyants". Ce qui nous intéresse ici, c'est que Jacques - tout comme Paul dans l'épître aux Romains (4/12) et dans celle adressée aux Galates (3/6-9)- emprunte la citation de Gn. 15/6 ("Abraham eut foi en Dieu et cela lui fut compté comme justice"). Jacques parle bien de la foi d'Abraham, mais alors que Paul utilise cette citation pour montrer qu'Abraham a été déclaré juste parce qu'il a cru à la promesse divine et que les croyants ne peuvent par conséquent pas en revenir aux pratiques légalistes pour être sauvés, Jacques reprend Gn. 15 pour faire voir que la foi d'Abraham est d'emblée une mise en oeuvre de ce qu'elle croit dans l'histoire de la relation avec son fils.

En acceptant de trancher le lien de sa paternité biologique qui retient Isaac dans la dépendance, Abraham manifeste du même coup que la foi est consentement à un lâcher-prise en nous sans lequel la relation à autrui reste enlisée dans les filets de l'accaparement. Il est dit qu'Abraham "fait monter" son fils sur l'autel. L'expression parle d'elle-même : il ne s'agit pas d'un sacrifice morbide, mais de l'offrande du fils à la vie, pour qu'il vive sa propre vie et pas celle de son père. Abraham rend ainsi vraie dans sa relation à Isaac la Parole de vie qui est toujours dans la Bible une Parole qui sauve les humains de la fusion pour leur donner de faire alliance en vérité. La foi n'est rien si elle ne renouvelle pas en nous de quoi faire justement alliance avec les autres.

La seconde figure biblique que cite Jacques à l'appui de sa thèse est une femme : Rahab, la prostituée de Jéricho dont nous avons relu l'histoire tout à l'heure (Jos. 2/1-7, 15-16) et qui est considérée dans la tradition juive comme un modèle de foi parmi les païens. Là encore, Jacques s'attache à montrer une foi qui met en oeuvre ce qu'elle croit, en rappelant comment Rahab s'y est prise pour favoriser la prise de Jéricho et l'entrée du peuple d'Israël en terre promise. Seule contre tous ses concitoyens, cette femme déjà rejetée socialement accueille les envoyés de Josué et organise leur fuite par un autre chemin. Elle aussi, comme Abraham, met quelque chose en mouvement dans sa vie à partir de la Parole qui l'a rejointe. Elle aussi accepte de s'exposer, de se laisser détourner du cours normal des choses, pour inventer une lecture intelligente du chemin qui permettra à la promesse de Dieu de devenir vraie dans l'histoire.

Ce qui réunit Abraham, le père des croyants et Rahab, la païenne, ce qui réunit ceux du dedans et ceux du dehors, c'est d'avoir donné de la vie, du souffle à leur foi par leur faire. En effet, rapelle Jacques, "comme le corps sans souffle est mort, de même la foi sans oeuvres est morte". (v. 26) Ce qui donne vie à la foi, ce n'est donc pas de se replier sur elle-même dans une quête sans fond ni fin, c'est de se laisser déloger de l'intimité vers la responsabilité.

Il nous arrive à tous de perdre pied et d'être chahutés dans nos convictions. Il nous arrive à tous, devant les désordres du monde et de nos vies, de ne plus savoir en qui nous croyons ou si même, nous croyons encore. Quand nous traverserons l'un de ces moments pierreux, souvenons-nous seulement qu'il y a toujours "une Parole qui s'enracine en nous et peut sauver nos vies" (comme dit le passage médité la semaine dernière (1/21), et que même si nous nous heurtons au difficile silence de Dieu, cette Parole nous conduit immanquablement vers les autres qui attendent d'être restaurés dans leur dignité d'humains. C'est toujours dans ce lieu-là du corps-à-corps avec ce qui entrave la vie qu'il nous sera donné d'entendre vraiment la Parole qui fait de nous des vivants.
Au jour de la conclusion de l'alliance dans le désert, le peuple d'Israël dit à Moïse :"Tout ce que le Seigneur a dit nous le ferons et nous l'entendrons" (Ex. 24/7), comme si c'était de faire qui donnait d'entendre! C'est en devenant les "poètes" de la Parole (=ceux qui la font), que nous entendons vibrer en nous l'appel de la vie. C'est d'inscrire ce que nous croyons au coeur du monde et de nos comportements qui donne à notre foi de souffler et de respirer!

Alors si cette foi est quelquefois timide ou chancelante, ne nous attardons pas trop sur nos états d'âme, mais soyons attentifs à la manière dont nous vivons les uns avec les autres. C'est ainsi que nous rendrons à notre foi son souffle et sa vigueur! Veillons sur la paix et la justice chaque fois que cela nous est donné et chacun selon son possible. C'est ainsi que se fera entendre en nous le murmure de Dieu disant selon la promesse d'Esaïe :"Me voici!"

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Avec la participation de
Orgue
Didier Godel
Musique