Jérusalem, le conflit des mémoires

Jerusalem © Fred Froese / Istock
Jérusalem est un lieu de mémoire pour le judaïsme, pour le christianisme et pour l’islam. Le philosophe et théologien Jean-Marc Tétaz revient sur les enjeux mémoriels portés par la ville.

La décision de D. Trump de transférer l’ambassade US de Tel-Aviv à Jérusalem ravive le conflit autour de Jérusalem et de son statut. Jusqu’à la Guerre des Six jours, la ville était divisée en deux; la partie ouest appartenait à l’Etat d’Israël, alors que Jérusalem-Est avec la Vieille Ville et l’Esplanade des mosquées appartenait au Royaume de Jordanie. De 1948 à 1967, les juifs n’avaient pas accès au Mur des lamentations, le dernier vestige visible du Temple de Jérusalem. Les habitants du quartier juif de la Vieille Ville de Jérusalem avaient été expulsé de leurs maisons en 1948. 

Depuis 1949, Jérusalem-Ouest est la capitale d’Israël; en 1967, Israël a déclaré la ville de Jérusalem «réunifiée» capitale d’Israël. Ce choix n’a pas été reconnu par la communauté internationale. La plupart des Etats ont choisi Tel-Aviv pour siège de leur ambassade et résidence de leur ambassadeur. Toutefois, en 1995, le Congrès américain a voté une loi stipulant que Jérusalem devait être reconnue comme capitale d’Israël et que l’ambassade américaine devait y être déplacée. La mise en œuvre de cette décision avait régulièrement été ajournée par les différents présidents en exercice depuis lors, pour des motifs de sécurité. C’est avec cette pratique que Donald Trump a rompu en décidant d’établir l’ambassade des Etats- Unis à Jérusalem.

On ne comprend toutefois rien aux réactions provoquées par cette décision si l’on n’y voit qu’un épisode de plus dans le conflit qui oppose l’Etat d’Israël et les Palestiniens. Car si ce conflit se cristallise si souvent autour de Jérusalem, c’est que cette ville symbolise comme nulle autre le conflit des mémoires qui opposent les trois religions abrahamiques. Essayons d’y voir plus clair.

 

Jérusalem, lieu de mémoire du judaïsme, du christianisme et de l’islam

Jérusalem est un lieu de mémoire central pour le judaïsme, pour le christianisme et pour l’islam. Précisons d’emblée ce qu’on entend par «lieu de mémoire». La notion a été forgée par l’historien français Pierre Nora. Elle désigne les objets autour desquels se sédimente la mémoire culturelle d’une nation ou d’une religion. Notons bien qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un lieu au sens géographique du mot. Ainsi, parmi les lieux de mémoire étudiés par l’équipe mise sur pied par Nora, on trouve la Marseillaise ou le drapeau tricolore. Et, pour prendre un exemple qui fut souvent discuté ces derniers mois, les 95 thèses de Luther contre les indulgences sont un exemple archétypique de lieu de mémoire du protestantisme. Le propre d’un lieu de mémoire est qu’il est le résultat d’une construction sociale et culturelle. Tout lieu de mémoire a une histoire, qui ressortit à l’histoire de la mémoire culturelle du groupe pour lequel il est un lieu de mémoire. Cela vaut de Jérusalem comme de tous les autres lieux de mémoire. Mais la plupart du temps, la pratique mémorielle é laquelle le lieu de mémoire donne corps forclôt l’histoire complexe que sédimente ce lieu de mémoire. Voyons donc ce qu’il en est de Jérusalem comme lieu de mémoire des monothéismes abrahamiques.

 

1. Judaïsme

Pour le judaïsme, la construction de Jérusalem comme lieu de mémoire remonte sans doute à l’Exil à Babylone, consécutif à la conquête et la destruction de Jérusalem par les Babyloniens en 587 av. J.-C. Les élites sacerdotales et politiques exilées à Babylone par les conquérants construisent ce que l’on pourrait appeler une «théologie de Jérusalem», reconnaissant au Temple de cette ville le statut de seul lieu du culte légitime de JHWH et de porteur des promesses divines (liées à la dynastie davidique). Dans le destin de Jérusalem se noue en quelque sorte l’interprétation théologique de l’histoire d’Israël : l’infidélité d’Israël est responsable de sa destruction, mais la fidélité de Dieu rendra possible son relèvement et le retour des exilés. Cette théologie de Jérusalem sera reprise et amplifiée par le judaïsme post-exilique ; elle recevra une nouvelle dramatique avec la destruction du Temple par les Romains, en 70 apr. J.-C., suite à la première révolte juive, puis avec la transformation de la ville en une colonie romaine, Aelia Capitolina, en 130 apr. J.-C. Jérusalem devient une ville païenne, dédiée à Jupiter Capitolin (d’où son nom). 

Il convient toutefois de relever que cette transformation ne doit pas être comprise simplement comme une profanation. Il s’agit plutôt de l’aboutissement d’un conflit entre deux conceptions fondamentalement incompatibles du divin. Pour les Romains, comme pour tous les autres peuples dits «païens» de l’Antiquité, les noms des dieux des différents peuples sont interchangeables. Celui que les Egyptiens appellent Amon, les Grecs l’appellent Zeus et les Romains Jupiter. Pour eux, JHWH n’est qu’un autre nom pour ce même dieu. Eriger à Jérusalem un temple à Jupiter à la place du temple juif, ce n’est donc rien de plus que de «latiniser» le nom du dieu auquel est dédié le temple et de modifier en conséquence les pratiques cultuelles qui y sont rattachées. Or, depuis les Maccabées (166 av. J.-C.), c’est justement cette logique de la traduction que les juifs pieux ont récusée. Pour eux, JHWH n’est pas un autre nom de Zeus ou de Jupiter. Zeus et Jupiter sont des faux dieux, des idoles, et leur rendre un culte, c’est être infidèle à JHWH. Dès lors, ériger un auteur à Zeus, comme le fit Antiochus, ou construire un temple à Jupiter, comme le fait Hadrien, c’est profaner le lieu le plus sacré de leur religion. La révolte de Bar-Kochba en 132-135 apr. J.-C. s’explique en partie au moins par le refus, radicalisé dirions-nous aujourd’hui, de la logique gréco-romaine de la traduction. Avec l’échec de cette seconde révolte, Jérusalem devient définitivement pour le judaïsme un lieu de mémoire, mais d’une mémoire douloureuse.

 

2. Christianisme

Pour le christianisme, les choses sont bien connues. C’est à Jérusalem que Jésus a été arrêté, qu’il a été condamné à mort et crucifié. Et c’est à Jérusalem qu’on a situé sa résurrection, quelle que soit l’origine géographique des traditions pascales que certains placent en Galilée. Enfin, c’est à Jérusalem que s’est constituée la première communauté chrétienne, dont Luc nous raconte la naissance avec les événements de Pentecôte. Mais ici aussi, et dès les récits de Luc, la mémoire vient recouvrir les événements historiques. Le récit de la Pentecôte en est un exemple particulièrement frappant. Et, dès le IVe siècle au moins, Jérusalem ainsi d’ailleurs que l’ensemble de ce que l’on appelle alors la Terre sainte devient un lieu de mémoire, au sens littéral du terme cette fois. On voit apparaître ce que le grand sociologue de la mémoire Maurice Halbwachs a appelé une «topographie légendaire», jalonnée d’églises et de chapelles et décrite par des récit de pèlerins. On pourrait dire que la mémoire culturelle du christianisme s’incorpore dans un réseau de constructions qui fait alors littéralement de la Judée et de la Galilée une «Terre sainte», un terre consacrée et mise à part en raison du rôle qui lui est reconnu dans l’histoire du salut. Ce «marquage» chrétien de la topographie de ce qui ne s’appelle pas encore la Palestine efface presque complètement les traces physiques de la mémoire culturelle juive, même s’il subsiste à Jérusalem, à Tibériade ou sur la côte méditerranéenne d’importantes communautés juives et des institutions rabbiniques de premier plan.

 

3. Islam

Pour l’islam, la construction de Jérusalem comme lieu de mémoire suit d’autres voies. Pour une raison simple: Mahomet a vécu dans la péninsule arabique; les lieux de mémoire liés au fondateur de l’islam sont par conséquent La Mecque et Médine, les deux villes dans lesquelles il a vécu. Et pourtant, pour l’islam aussi, Jérusalem est un lieu de mémoire central. Comment l’expliquer?

Pour le comprendre, il faut commencer par rappeler un élément trop souvent oublié ou récusé: l’islam naît dans le même monde que le christianisme et le judaïsme. On forcerait à peine le trait en disant qu’il s’agit de la troisième religion provenant des traditions religieuses du judaïsme ancien, tel qu’en témoignent les livres rassemblés dans ce que les chrétiens appellent l’Ancien Testament. Un des éléments qui l’attestent est le fait qu’à l’origine, c’est vers Jérusalem que se tournaient pour la prière les adeptes de Mahomet. C’est plus tard seulement que Mahomet adopta la direction de la Mecque. Ce rôle de Jérusalem comme référence sacrée repose avant tout sur un texte célèbre du Coran, le début de la sourate 17: «Gloire à celui qui fait voyager de nuit son serviteur de la Mosquée sacrée à la Mosquée très éloignée, dont nous avons béni l’enceinte, et ceci pour lui montrer certains de nos signes.»

La «Mosquée très éloignée» se dit en arabe al-masjid al-aqsâ. La tradition l’a identifiée de façon presqu’unanime avec les ruines du Temple de Jérusalem. De cette identification témoigne jusqu’aujourd’hui le nom de la mosquée construite sur l’Esplanade des mosquées (ou le Mont du temple) à Jérusalem: al-Aqsâ, justement. D’après la tradition, Mahomet aurait ainsi été transporté de nuit de La Mecque (la Mosquée sacrée, al masjid al-harâm) à Jérusalem pour, de Jérusalem, monter au Ciel et y recevoir la révélation du nombre de prières quotidiennes requises des croyants.

Sans entrer ici dans les détails, ce récit ne nous est transmis que par les biographies de Mahomet (le Coran y fait seulement la brève allusion que je viens de citer), et en particulier par la biographie classique d’Ibn Ishâq, d’environ 120 ans postérieure à la mort de Mahomet. Il s’agit donc d’emblée d’une construction mémorielle. En s’appuyant sur plusieurs sources, qu’il cite nommément, Ibn Ishâq rapporte le voyage nocturne de Mahomet à Jérusalem. Il raconte que Mahomet y retrouva Abraham, Moïse et Jésus au milieu d’autres prophètes et qu’il pria avec eux. Puis, de Jérusalem, il entreprend son voyage au ciel. Conduit par Gabriel, il traverse les sept cieux pour parvenir au Paradis; selon une autre source, il parvient alors devant son Seigneur. 

De ces traditions, il faut retenir deux points. D’abord, le thème du voyage céleste appartient à la tradition de l’apocalyptique juive. On retrouve dans les traditions rapportées par Ibn Ishâq nombre d’éléments caractéristiques de ce genre littéraire : le gardien de la porte ou du seuil, l’ange chargé d’accompagner le voyant, etc. Ensuite, chacun des cieux est habité par un prophète de la tradition judéo-chrétienne: Adam, Jésus et Jean (le Baptiste), Idris (c’est-à-dire Joseph, le père de Jésus), Joseph, Aaron, Moïse et Abraham. On retrouve donc dans le récit du voyage céleste l’élément central de la tradition liée au voyage nocturne à Jérusalem: Mahomet est le dernier des prophètes, le «sceau de la prophétie». Il récapitule l’histoire de la révélation et est le messager choisi par Allah. Il est reconnu à ce titre par les prophètes antérieurs puisque c’est à lui qu’ils confient la tâche de conduire leur prière commune, qui se déroule dans les ruines du temple de Jérusalem et puisque Mahomet est conduit par l’ange Gabriel jusqu’au Paradis, passant ainsi devant tous les autres prophètes qui jalonnent le chemin céleste y conduisant.

 

Récapitulation et ouverture

Les récits du voyage nocturne de Mahomet à Jérusalem et du voyage céleste qu’il entreprend à partir de là nous conduisent au cœur même du conflit des mémoires dont Jérusalem est le lieu. La mémoire de l’islam se construit en effet comme une récapitulation et un dépassement de la mémoire juive et chrétienne. Et elle opère cette récapitulation en investissant le lieu central de la mémoire juive, le Mont du Temple. Le Dôme du Rocher, construit en 692 apr. J.-C., est édifié sur le rocher où Mahomet serait arrivé de La Mecque et d’où il serait parti pour son voyage céleste. Or ce rocher n’est autre que le rocher sur lequel, d’après la tradition juive, Abraham est censé avoir voulu sacrifier Isaac. Quant à la mosquée construite un peu plus loin sur l’esplanade, elle s’appelle, on l’a déjà évoqué, Al-Aqsâ, en référence explicite au texte de la sourate 17. 

Mais l’islam n’est pas le seul à prétendre récapituler et dépasser une révélation antérieure, déclarée du coup obsolète. Il ne fait que reprendre un motif chrétien fort ancien, qui a reçu ses lettres de noblesse dès Irénée (seconde moitié du IIe s.). Mais plus fondamentalement encore, les paroles prêtées à Jésus, annonçant qu’il détruirait le temple et qu’il en bâtira un autre, qui ne sera pas fait de mains d’homme (cf. Mc 14, 58 par.) s’inscrivent dans la même logique. Elles signifient que le Christ ressuscité prend la place du Temple; la destruction du Temple de Jérusalem par les Romains, présupposée et interprétée par cette parole mise dans la bouche du Jésus devant le Sanhédrin par les témoins à charge, signe ainsi l’obsolescence religieuse du culte juif, devenu caduc depuis la mort et la résurrection de Jésus, le Christ de Dieu. La logique de la récapitulation et du dépassement apparaît du coup comme inséparable de la concurrence des mémoires religieuses qui se cristallise dans le conflit autour de Jérusalem. Cette logique permet de reconnaître la vérité des révélations antérieures (sinon, il ne s’agirait pas de révélations divines, mais de révélations sataniques) tout en justifiant la suprématie de la révélation autour de laquelle s’organise une mémoire religieuse.

A cette logique de la récapitulation et du dépassement s’oppose la conception juive de la révélation. Selon la tradition juive, et spécifiquement rabbinique, la révélation au Sinaï ne peut être dépassée par une révélation ultérieure. Mais cette révélation n’est pas un événement révolu, qui appartiendrait irrémédiablement au passé. Elle est un événement toujours à nouveau renouvelé et remis au présent par l’étude de la Torah, dont provient ce que les rabbins appellent la Torah orale, recueillie dans ces grands recueils que sont les deux talmuds (de Jérusalem et de Babylone), sans que ces recueils n’en marquent l’achèvement. Car il n’y a pas de clôture de la révélation. L’étude de la Torah en fait constamment surgir des sens nouveaux, assurant ainsi le renouvellement de la mémoire du sens. Mais cette pratique de l’étude reste liée à la mémoire d’une histoire douloureuse, dont le Mur des lamentations, seul vestige du Temple de Jérusalem, est le lieu par excellence. Elle investit donc elle aussi Jérusalem pour en faire un lieu de mémoire récusant les prétentions chrétiennes et musulmanes à dépasser et à récapituler dans une autre révélation la révélation du Sinaï.

 

Mémoire et histoire

Chaque mémoire culturelle doit être constamment actualisée. Car la mémoire n’est pas une réalité statique. Les métaphores traditionnelles comparant les souvenirs à des empreintes (cf. Platon) et la mémoire à des palais ou des entrepôts dans lesquels on déposerait ses souvenirs pour les retrouver le moment venu (cf. Augustin) sont trompeuses. Au niveau individuel comme au niveau culturel, la mémoire est un processus actif dont la reproduction passe par une recréation. Pour se transmettre de génération en génération, la mémoire culturelle requiert par conséquent des institutions qui assurent sa reproduction.

Mais cette reproduction ne laisse pas la mémoire inchangée. Toutefois, le propre de la mémoire est de prétendre à la fidélité et à l’invariance alors même qu’elle ne cesse de recréer, et donc de modifier, ce dont elle fait mémoire dans l’acte même d’en faire mémoire. La mémoire culturelle rend présent le passé au gré d’une actualisation et d’une transformation du passé. La mémoire n’est pas la reproduction fidèle du passé, elle est une dimension du présent qui prétend représenter le passé, c’est-à-dire le rendre présent.

La mémoire appartient au présent, non au passé; elle intègre au présent une image présente du passé. La mémoire est donc en quelque sorte l’anachronisme par excellence. Car elle n’est pas consciente des transformations qu’elle fait subir à l’image du passé en la réactualisant incessamment. La mémoire se croit fidèle alors même qu’elle ne peut faire mémoire du passé qu’en modifiant l’image qu’elle en propose. La mémoire dresse une image du passé qui s’impose comme une présence vivante de ce passé, actualisée par des rites, des pratiques de récitations ou de commentaires, des lectures et des pèlerinages. 

Toute mémoire culturelle a donc une histoire; mais comme mémoire, elle n’a pas conscience être elle-même une réalité historique. Du coup, la mémoire culturelle tisse comme un rideau qui vient s’interposer entre la réalité révolue du passé et l’image présente du passé qu’actualise la mémoire. La tâche de l’histoire consiste à essayer de défaire ce tissage pour proposer une autre image du passé, construite selon les canons méthodiques de l’histoire. Il s’agira certes toujours d’une image du passé. Mais d’une image qui réfléchit les conditions de sa production et qui est consciente de son caractère relatif, de son inscription dans les questions du présent. L’histoire sait qu’elle est toujours redevable de la perspective du chercheur. C’est de le savoir qui lui confère un caractère critique. Et c’est justement ce savoir qui fait défaut à la mémoire. Une histoire de la mémoire culturelle est donc aussitôt une critique de cette mémoire, au sens où elle apprend à cette mémoire à se regarder dans une autre perspective. 

La mémoire et l’histoire sont donc deux manières différentes de se rapporter au passé, en tension l’une avec l’autre. Cette situation de tension entre mémoire et histoire est typique du monde moderne. Pour le conflit des mémoires, elle représente à la fois un danger et une chance. Le danger consiste en ceci que toute mémoire est un élément fondamental de l’identité. Cela vaut des individus (cf. Locke) comme des groupes et des nations. C’est en se racontant que l’on dit qui l’on ait mais aussi que l’on devient celui que l’on a à être. Ricœur l’a bien montré. Dès lors, la critique historique des représentations mémorielles ébranle l’identité des personnes et des groupes. Les conflits autour de l’interprétation de l’histoire suisse de ces quarante dernières années l’ont suffisamment montré. Cela vaut naturellement aussi, et même davantage, des groupes religieux pour lesquels la dimension mémorielle est absolument centrale. On comprend alors pourquoi si souvent les groupes religieux récusent violemment toute forme de critique historique. L’accepter les obligerait à reconstruire leur identité, à raconter autrement leur histoire. 

Pourtant, l’histoire critique offre probablement la seule possibilité de sortir des conflits de mémoire. Elle invite en effet à comprendre comment ces mémoires en conflit se sont construites, de quelles logiques, sociales et imaginaires, ces constructions répondent et quelles fonctions, parfaitement légitimes au demeurant, ces constructions remplissent. L’histoire critique propose du coup aux communautés religieuses de se regarder dans une perspective différente, de faire pour ainsi dire un pas de côté, et donc de relativiser l’image qu’elles se font du passé originel qu’elles prétendent actualiser dans leurs pratiques et leurs discours. Cet apprentissage de la relativité est difficile. Il exige de chaque religion qu’elle accepte une relativisation qui va à l’encontre de la prétention à l’absolu dont chacune se réclame justement dans la façon dont elle construit sa mémoire. Mais c’est probablement la seule façon de sortir du conflit mortifère des mémoires.