Quand Jésus est invité

Temple du Brassus (©Giovanni-P, CC BY-SA 3.0 Wikimedia Commons)

Écouter le culte :

Trois regards, trois angles, trois approches de ce récit mettant en relation un religieux juif, une femme pécheresse et Jésus nous ont été apportés par trois personnes de notre paroisse. Tout d’abord Rose, une septantenaire, puis Mathieu, un quarantenaire, et enfin Manu, un jeune qui n’a pas encore vingt ans.

Tout d’abord donc, le regard de Rose, une femme qui ressent, vit les choses de l’intérieur, perçoit le cœur des choses. Une femme rompue à l’écoute, à l’accueil, à l’inconnu aussi. Je connais bien Rose, nous nous fréquentons dans le conseil de paroisse pour lequel nous venons d’animer une retraite.

Il y avait Rita, aussi. Nous collaborons pour les groupes de maisons, il nous arrive de conduire des entretiens d’accompagnement spirituel. À chaque fois, son discernement m’impressionne : non seulement des fluctuations de l’âme humaine mais aussi du souffle de l’Esprit. Et chaque année avec quelques autres, nous prenons une semaine de jeûne et de prière. Rose, tu ne pouvais qu’être touchée par cette femme, sa démarche, ses larmes.

Et puis il y a eu Mathieu, le regard de Mathieu. Un sportif élancé qui enfourche les skis de fond dès les premiers flocons, la famille est sportive dans l’âme. Fan du Grand Nord au point d’y avoir passé une année. Mais on ne naît et ne vit pas impunément à La Vallée…

Mathieu, fils de Françoise et de François Rochat. Formé à l’école hôtelière, fin cuisinier, gestionnaire avisé du déjeûner – le plus important des repas à notre camp d’été. Organisateur d’événements chevronné, accueillant et pilotant des groupes avec aisance. Nous aimons échanger, il est fiable et a un bon sens de l’humour. Mathieu, tu ne pouvais qu’être attentif au désarroi de Simon et te laisser interroger.

Et puis Manu, ah Manu ! Ces dernières années, il nous a gratifiés de chevelures, disons, événementielles. Aux teintes chatoyantes, aux mouvements impressionnants. Un athlète au sourire discret, une barre à quelques mètres du sol et il s’envole.

Il a émergé de sa phase d’adolescence il y a quelque temps. Il s’est repointé au culte, on a souvent parlé après. Que faire de ton énergie, de ton envie de terrain et de service du Seigneur ? Travailler avec Portes Ouvertes ? Rejoindre un champ de mission lointain?

Hier soir, pour parler de son intervention, je l’entendais, il était avec les copains du groupe de jeunes. Non contents de la rencontre du soir précédent, ils se retrouvaient à nouveau. Manu, tu ne pouvais que te demander ce que ce récit a à t’apporter pour la vie devant toi, avec tes quêtes et ta foi, Manu, fils de Rita et Michel.

À ces trois regards, nous pourrions ajouter chacun des nôtres : nos impressions, ce qui s’est marqué en nous et laisse une trace forte. Si tant est qu’on se laisse toucher, elle est là, la clé. S’arrêter auprès de cette femme, imaginer Simon, observer Jésus mais de notre intérieur, en posture de cœur, en ouverture, en accueil.

 

Auprès de la femme

Cette femme de l’évangile est, et restera, une inconnue. Marie de Magdala ? La tradition en a fait ses choux gras. Marie de Béthanie, procédant à l’onction de Jésus avant son ensevelissement ? Il y a en effet bien des parallèles entre elles. Mais non, elle n’est pas autrement connue – pas au point d’avoir un prénom – juste le bien lourd qualificatif de «pécheresse» auquel elle était réduite. Cela ne me plaît guère, comme si on en rajoutait une couche par a priori, mais tout porte à croire qu’elle était une courtisane, une prostituée.

Avait-elle déjà entendu, croisé la route, croisé le regard du jeune Rabbi ? Avait-elle déjà reçu de lui une parole de pardon et pris un autre chemin ? Ou n’en pouvait-elle simplement plus de sa triste vie ? Un trop-plein de mépris, de profit, de rejet, de regards noirs, de salissure.

Parce que, cet élan faisant fi de toutes les conventions, indomptable. Jusqu’à entrer dans la maison de Simon le pharisien, littéralement, « le séparé ». Auprès de tous ces hommes couchés sur des canapés pour le repas. Très possiblement un jour de sabbat, au sortir de la synagogue.

Comme nous, de nos temples. En connaissait-elle d’ailleurs certains ? Cet élan vers Jésus, ce flot de larmes, cette chevelure défaite, ce vase brisé : une ouverture totale du cœur. Tellement touchant, Rose, tellement touchant.

 

Auprès de Simon

Touchant au point d’en être gênant pour l’hôte qui, lui, est nommé. Il garde son self-control, mais il n’en pense pas moins. Ça doit te parler, Mathieu. Et ses pensées dévoilent l’état de son cœur, son système de pensée, très rigide. Il ne peut qu’y avoir des justes et des pécheurs, sans possibilité d’évolution. Ceux qui suivent la règle, les règles, et les appliquent, et ceux et celles qui les transgressent, pèchent, ratent la cible, les impurs.

Les uns ne doivent à Dieu que leur obéissance et n’ont guère besoin de sa clémence. Les autres s’en sont tout bonnement exclus, sur une voie de non-retour. Décidément, ces deux-là n’auraient jamais dû se rencontrer, énorme erreur de casting. Elle n’aurait jamais dû débouler dans la maison de maître de Simon qui, lui, évitait le quartier où elle exerçait. Et pourtant…

 

Auprès du Rabbi

Pendant ce temps, on l’a presque oublié tant il est silencieux et discret, le jeune Rabbi invité est là, au milieu des hôtes pour le repas. Un parmi d’autres ? L’attraction du jour ? Va-t-il être questionné, testé ? Il est là. Là pour accueillir les larmes de la femme. Là pour accueillir le parfum de grand prix, peu importe comment il a été acquis. Là pour accueillir ses baisers, certes sur les pieds, courant pour les maîtres : un signe d’immense révérence. Là sans un mot, sans un geste, en totale disponibilité.

Il y a toute la suite du récit, Jésus va se mettre à parler. Mais arrêtons-nous un instant, appuyons sur pause, laissons la scène se figer et allons nous y promener. Tout converge vers les gestes et les larmes de la femme. On hume la forte fragrance du parfum qui envahit petit à petit la pièce.

Comment est Jésus ? Simon arbore-t-il une mimique désapprobatrice ? Et les autres hôtes, qui ont été trouvés dignes d’être invités et qui sont venus ? Contrairement à ceux du mariage du fils du roi, dans la parabole. Éberlués ? Critiques ? La femme était déjà classée, et s’il restait le moindre doute sur Jésus, cette fois…

Il devait y avoir d’autres femmes dans la pièce d’à-côté, flairant le danger, essayant de guigner, aux aguets. Celles aussi qui servaient, soudain à l’arrêt. Et les disciples sur le porche ? Pas de la partie ? Qui a vu la scène, l’a racontée, a transcrit les paroles de Jésus, la réponse de Simon ?

 

Et moi, je me trouve où ? Debout, le cerveau en ébullition, analysant, jugeant parce que trop en danger de chuter de mon piédestal, en besoin de me protéger ? À genoux avec mon cœur qui a craqué et se répand en larmes ? De repentance, pensait-on au temps de Calvin. De joie, estime-t-on souvent depuis. Et pourquoi pas des deux ? La place la plus délicate, le rôle le plus difficile à assumer : Jésus. Il m’arrive d’écouter, d’accueillir, mais à ce point… Arrêt sur image, arrêt sur nos vies pour les ensemencer d’amour.

Car si la clé, c’est de se laisser toucher, ce ne peut être que par l’amour, l’amour-agapè, l’amour de Dieu, provenant de Lui. C’est la question de la petite parabole avec deux débiteurs et un prêteur qui leur remet leur dette, petite pour l’un, plus grande pour l’autre:

«Lequel des deux l’aimera le plus? Celui auquel il a fait grâce de la plus grande somme.»

Dieu, sa perfection, ses exigences, ou plutôt ce qu’il souhaite pour chacun de nous. Nous sommes toutes et tous en dette, en déficit, en-deçà de ce Dieu qui prend le rôle de prêteur, Lui qui nous a prêté la vie. Et à chacune et chacun de nous, il fait grâce, il solde le passif, il nous déleste. Il nous aime et le manifeste dans son pardon. Pardonner, c’est remettre les dettes, nous rappelle le Notre Père.

Tout ce mouvement ouvre devant nous des chemins nouveaux à emprunter. Des univers à explorer, des soleils d’amour divin, des trous noirs de relations brisées, des vents galactiques de non-reconnaissance qui nous glacent de l’intérieur. Ce n’est pas du bla-bla, quels ravages produit la non-reconnaissance ! Générant des attitudes de prostration, d’autodestruction ou d’agressivité. Mais là, quelle merveilleuse reconnaissance du mouvement du cœur permettant, accueillant l’émergence d’un amour en latence.

Oui, ce récit de l’évangile, à l’instar de sa plus touchante protagoniste, renverse tout, il déboule dans nos vies et nous secoue. Je me retrouve quand je ne considère pas les gens de la même manière. Quand j’assieds ou je couche Jésus quelque part dans ma pièce à vivre. Au milieu d’autres, bien sagement, en me croyant le maître qui l’accueille. Et là, eh bien, je pense que je dois faire comme Simon, mais oui, je suis invité à suivre son exemple : « J’ai quelque chose à te dire. Parle, maître ! »

Me retrouver en dette, en besoin vital de grâce et de pouvoir dire merci. Offrir le meilleur de moi-même. Laisser échapper de mes fêlures un parfum odorant. Lâcher toutes mes larmes. Me laisser pardonner en me laissant aller à aimer.

Aujourd’hui, aimer Jésus dans mon prochain : celui qui me considère du haut de sa grandeur. Celle, celui à la marge de ma considération naturelle. Déjà classé. Celle, celui qui peine, sans considération. Celle, celui qui n’attend que l’éclosion de son amour, ce prochain à aimer comme moi-même. Comme cette femme de cœur : d’un grand amour!

On a tous organisé ou participé à une invitation qui réserve des surprises. Le repas sympa dérape soudain, l’hôte perd la maîtrise. Il se passe quelque chose de totalement inattendu et d’assez révélateur.
Cela se produit fréquemment dans le cours d’une existence. Et figurez-vous que la présence de Jésus comme hôte de nos vies ne nous en préserve pas; bien au contraire. Mais où cela va-t-il nous mener?

Détails

Avec la participation de
Rose van den Top, Mathieu Rochat et Manu Karlen pour les lectures
Orgue
Musique
L'Harmonie La Jurassienne, sous la direction de Frédéric Malfroy, avec les arrangements de Jean-Pierre Moullet.